Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 3.djvu/48

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corde restait, mais il paraissait impossible de la couper sans toucher un guerrier qui la couvrait tout entière de son corps. Atala y porte la main ; le guerrier s’éveille à demi, et se dresse sur son séant. Atala reste immobile et le regarde. L’Indien croit voir l’Esprit des ruines ; il se recouche en fermant les yeux et en invoquant son Manitou. Le lien est brisé. Je me lève ; je suis ma libératrice, qui me tend le bout d’un arc dont elle tient l’autre extrémité. Mais que de dangers nous environnent ! Tantôt nous sommes près de heurter des sauvages endormis ; tantôt une garde nous interroge, et Atala répond en changeant sa voix. Des enfants poussent des cris, des dogues aboient. À peine sommes-nous sortis de l’enceinte funeste, que des hurlements ébranlent la forêt. Le camp se réveille, mille feux s’allument, on voit courir de tous côtés des sauvages avec des flambeaux : nous précipitons notre course.

« Quand l’aurore se leva sur les Apalaches, nous étions déjà loin. Quelle fut ma félicité lorsque je me trouvai encore une fois dans la solitude avec Atala, avec Atala ma libératrice, avec Atala qui se donnait à moi pour toujours ! Les paroles manquèrent à ma langue ; je tombai à genoux, et je dis à la fille de Simaghan : « Les hommes sont bien peu de chose ; mais quand les Génies les visitent, alors ils ne sont rien du tout. Vous êtes un Génie, vous m’avez visité, et je ne puis parler devant vous. » Atala me tendit la main avec un sourire : « Il faut bien, dit-elle, que je vous suive, puisque vous ne voulez pas fuir sans moi. Cette nuit, j’ai séduit le Jongleur par des présents, j’ai enivré vos bourreaux avec de l’essence de feu[1], et j’ai dû hasarder ma vie pour vous, puisque vous aviez donné la vôtre pour moi. Oui, jeune idolâtre, ajouta-t-elle avec un accent qui m’effraya, le sacrifice sera réciproque. »

« Atala me remit les armes qu’elle avait eu soin d’apporter ; ensuite elle pansa ma blessure. En l’essuyant avec une feuille de papaya, elle la mouillait de ses larmes. « C’est un baume, lui dis-je, que tu répands sur ma plaie. — Je crains plutôt que ce ne soit un poison, » répondit-elle. Elle déchira un des voiles de son sein, dont elle fit une première compresse, qu’elle attacha avec une boucle de ses cheveux.

« L’ivresse, qui dure longtemps chez les sauvages et qui est pour eux une espèce de maladie, les empêcha sans doute de nous poursuivre durant les premières journées. S’ils nous cherchèrent ensuite, il est probable que ce fut du côté du couchant, persuadés que nous aurions essayé de nous rendre au Meschacebé ; mais nous avions pris notre

  1. De l’eau-de-vie.