Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 3.djvu/52

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« Merveilleuses histoires racontées autour du foyer, tendres épanchements du cœur, longues habitudes d’aimer si nécessaires à la vie, vous avez rempli les journées de ceux qui n’ont point quitté leur pays natal ! Leurs tombeaux sont dans leur patrie, avec le soleil couchant, les pleurs de leurs amis et les charmes de la religion.

« Heureux ceux qui n’ont point vu la fumée des fêtes de l’étranger et qui ne se sont assis qu’aux festins de leurs pères ! »

« Ainsi chantait Atala. Rien n’interrompait ses plaintes, hors le bruit insensible de notre canot sur les ondes. En deux ou trois endroits seulement, elles furent recueillies par un faible écho, qui les redit à un second plus faible, et celui-ci à un troisième plus faible encore : on eût cru que les âmes de deux amants jadis infortunés comme nous, attirées par cette mélodie touchante, se plaisaient à en soupirer les derniers sons dans la montagne.

« Cependant la solitude, la présence continuelle de l’objet aimé, nos malheurs mêmes, redoublaient à chaque instant notre amour. Les forces d’Atala commençaient à l’abandonner, et les passions, en abattant son corps, allaient triompher de sa vertu. Elle priait continuellement sa mère, dont elle avait l’air de vouloir apaiser l’ombre irritée. Quelquefois elle me demandait si je n’entendais pas une voix plaintive, si je ne voyais pas des flammes sortir de la terre. Pour moi, épuisé de fatigue, mais toujours brûlant de désir, songeant que j’étais peut-être perdu sans retour au milieu de ces forêts, cent fois je fus prêt à saisir mon épouse dans mes bras, cent fois je lui proposai de bâtir une hutte sur ces rivages et de nous y ensevelir ensemble. Mais elle me résista toujours : « Songez, me disait-elle, mon jeune ami, qu’un guerrier se doit à sa patrie. Qu’est-ce qu’une femme auprès des devoirs que tu as à remplir ? Prends courage, fils d’Outalissi ; ne murmure point contre ta destinée. Le cœur de l’homme est comme l’éponge du fleuve, qui tantôt boit une onde pure dans les temps de sérénité, tantôt s’enfle d’une eau bourbeuse, quand le ciel a troublé les eaux. L’éponge a-t-elle le droit de dire : Je croyais qu’il n’y aurait jamais d’orages, que le soleil ne serait jamais brûlant ? »

« Ô René ! si tu crains les troubles du cœur, défie-toi de la solitude : les grandes passions sont solitaires, et les transporter au désert, c’est les rendre à leur empire. Accablés de soucis et de craintes, exposés à tomber entre les mains des Indiens ennemis, à être engloutis dans les eaux, piqués des serpents, dévorés des bêtes, trouvant difficilement une chétive nourriture, et ne sachant plus de quel côté tourner