Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 3.djvu/569

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Loin d’un monde trompeur, ces bergers sans envie,
Emportant avec eux leurs tranquilles vertus,
Sur le fleuve du temps passagers inconnus,
Traversèrent sans bruit les déserts de la vie.
Une pierre, aux passants demandant un soupir,
Du naufrage des ans a sauvé leur mémoire ;
Une muse ignorante y grava leur histoire
Et le texte sacré qui nous aide à mourir.
En fuyant pour toujours les champs de la lumière.
Qui ne tourne la tête au bout de la carrière ?
L’homme qui va passer cherche un secours nouveau :
Que la main d’un ami, que ses soins chers et tendres,
Entrouvrent doucement la pierre du tombeau !
Le feu de l’amitié vit encor dans nos cendres.
Pour moi qui célébrai ces tombes sans honneurs,
Si quelque voyageur, attiré sur ces rives
Par l’amour de rêver et le charme des pleurs,
S’informe de mon sort dans ses courses pensives,
Peut-être un vieux pasteur, en gardant ses troupeaux,
Lui fera simplement mon histoire en ces mots :
« Souvent nous l’avons vu, dans sa marche posée,
Au souris du matin, dans l’orient vermeil,
Gravir les frais coteaux à travers la rosée,
Pour admirer au loin le lever du soleil.
Là-bas, près du ruisseau, sur la mousse légère,
À l’ombre du tilleul que baigne le courant,
Immobile il rêvait, tout le jour demeurant
Les regards attachés sur l’onde passagère.
Quelquefois dans les bois il méditait ses vers
Au murmure plaintif du feuillage et des airs.
Un matin nos regards, sous l’arbre centenaire,
Le cherchèrent en vain au repli du ruisseau ;
L’aurore reparut, et l’arbre et le coteau,
Et la bruyère encor, tout étoit solitaire.
Le jour suivant, hélas ! à la file allongé.
Un convoi s’avança par le chemin du temple.
Approche, voyageur ! lis ces vers, et contemple
Ce triste monument que la mousse a rongé. »