Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 3.djvu/60

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vieux solitaire qui les avait gravés et ces vieux chênes qui lui servaient de livres.

« Son nom, son âge, la date de sa mission, étaient aussi marqués sur un roseau de savane, au pied de ces arbres. Je m’étonnai de la fragilité du dernier monument : « Il durera encore plus que moi, me répondit le père, et aura toujours plus de valeur que le peu de bien que j’ai fait. »

« De là nous arrivâmes à l’entrée d’une vallée, où je vis un ouvrage merveilleux : c’était un pont naturel, semblable à celui de la Virginie, dont tu as peut-être entendu parler. Les hommes, mon fils, surtout ceux de ton pays, imitent souvent la nature, et leurs copies sont toujours petites ; il n’en est pas ainsi de la nature quand elle a l’air d’imiter les travaux des hommes, en leur offrant en effet des modèles. C’est alors qu’elle jette des ponts du sommet d’une montagne au sommet d’une autre montagne, suspend des chemins dans les nues, répand des fleuves pour canaux, sculpte des monts pour colonnes et pour bassins creuse des mers.

« Nous passâmes sous l’arche unique de ce pont, et nous nous trouvâmes devant une autre merveille : c’était le cimetière des Indiens de la Mission, ou les Bocages de la mort. Le père Aubry avait permis à ses néophytes d’ensevelir leurs morts à leur manière et de conserver au lieu de leurs sépultures son nom sauvage ; il avait seulement sanctifié ce lieu par une croix[1]. Le sol en était divisé, comme le champ commun des moissons, en autant de lots qu’il y avait de familles. Chaque lot faisait à lui seul un bois qui variait selon le goût de ceux qui l’avaient planté. Un ruisseau serpentait sans bruit au milieu de ces bocages ; on l’appelait le Ruisseau de la paix. Ce riant asile des âmes était fermé à l’orient par le pont sous lequel nous avions passé ; deux collines le bornaient au septentrion et au midi ; il ne s’ouvrait qu’à l’occident, où s’élevait un grand bois de sapins. Les troncs de ces arbres, rouges marbrés de vert, montant sans branches jusqu’à leurs cimes, ressemblaient à de hautes colonnes, et formaient le péristyle de ce temple de la mort ; il y régnait un bruit religieux, semblable au sourd mugissement de l’orgue sous les voûtes d’une église ; mais lorsqu’on pénétrait au fond du sanctuaire, on n’entendait plus que les hymnes des oiseaux qui célébraient à la mémoire des morts une fête éternelle.

« En sortant de ce bois, nous découvrîmes le village de la Mission,

  1. Le père Aubry avait fait comme les Jésuites à la Chine, qui permettaient aux Chinois d’enterrer leurs parents dans leurs jardins, selon leur ancienne coutume.