Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 3.djvu/61

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situé au bord d’un lac, au milieu d’une savane semée de fleurs. On y arrivait par une avenue de magnolias et de chênes verts, qui bordaient une de ces anciennes routes que l’on trouve vers les montagnes qui divisent le Kentucky des Florides. Aussitôt que les Indiens aperçurent leur pasteur dans la plaine, ils abandonnèrent leurs travaux, et accoururent au-devant de lui. Les uns baisaient sa robe, les autres aidaient ses pas ; les mères élevaient dans leurs bras leurs petits enfants pour leur faire voir l’homme de Jésus-Christ, qui répandait des larmes. Il s’informait en marchant de ce qui se passait au village ; il donnait un conseil à celui-ci, réprimandait doucement celui-là ; il parlait des moissons à recueillir, des enfants à instruire, des peines à consoler, et il mêlait Dieu à tous ses discours.

« Ainsi escortés, nous arrivâmes au pied d’une grande croix qui se trouvait sur le chemin. C’était là que le serviteur de Dieu avait accoutumé de célébrer les mystères de sa religion : « Mes chers néophytes, dit-il en se tournant vers la foule, il vous est arrivé un frère et une sœur, et, pour surcroît de bonheur, je vois que la divine Providence a épargné hier vos moissons : voilà deux grandes raisons de la remercier. Offrons donc le saint sacrifice, et que chacun y apporte un recueillement profond, une foi vive, une reconnaissance infinie et un cœur humilié. »

« Aussitôt le prêtre divin revêt une tunique blanche d’écorce de mûrier, les vases sacrés sont tirés d’un tabernacle au pied de la croix, l’autel se prépare sur un quartier de roche, l’eau se puise dans le torrent voisin, et une grappe de raisin sauvage fournit le vin du sacrifice. Nous nous mettons tous à genoux dans les hautes herbes ; le mystère commence.

« L’aurore, paraissant derrière les montagnes, enflammait l’orient. Tout était d’or ou de rose dans la solitude. L’astre annoncé par tant de splendeur sortit enfin d’un abîme de lumière, et son premier rayon rencontra l’hostie consacrée, que le prêtre en ce moment même élevait dans les airs. Ô charme de la religion ! Ô magnificence du culte chrétien ! Pour sacrificateur un vieil ermite, pour autel un rocher, pour église le désert, pour assistance d’innocents sauvages ! Non, je ne doute point qu’au moment où nous nous prosternâmes le grand mystère ne s’accomplît et que Dieu ne descendît sur la terre ; car je le sentis descendre dans mon cœur.

« Après le sacrifice, où il ne manqua pour moi que la fille de Lopez, nous nous rendîmes au village. Là régnait le mélange le plus touchant de la vie sociale et de la vie de la nature : au coin d’une cyprière de l’antique désert, on découvrait une culture naissante ; les épis rou-