Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 5.djvu/124

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tempêtes, environné de terres inconnues, devait être le berceau des fantômes de la Scandinavie, ou le domaine de ces peuples chrétiens qui se font une idée si imposante de la grandeur et de la toute-puissance de Dieu.

Le 2 à midi le vent devint favorable ; mais les nuages qui s’assemblaient au couchant nous annoncèrent un orage. Nous entendîmes les premiers coups de foudre sur les côtes de la Croatie. A trois heures on plia les voiles et l’on suspendit une petite lumière, dans la chambre du capitaine, devant une image de la sainte Vierge. J’ai fait remarquer ailleurs combien il est touchant ce culte qui soumet l’empire des mers à une faible femme. Des marins à terre peuvent devenir des esprits forts comme tout le monde ; mais ce qui déconcerte la sagesse humaine, ce sont les périls : l’homme dans ce moment devient religieux, et le flambeau de la philosophie le rassure moins au milieu de la tempête que la lampe allumée devant la Madone.

A sept heures du soir l’orage était dans toute sa force. Notre capitaine autrichien commença une prière au milieu des torrents de pluie et des coups de tonnerre. Nous priâmes pour l’empereur François II, pour nous et pour les mariniers " sepolti in questo sacro mare ". Les matelots, les uns debout et découverts, les autres prosternés sur des canons, répondaient au capitaine.

L’orage continua une partie de la nuit. Toutes les voiles étant pliées, et l’équipage retiré, je restai presque seul auprès du matelot qui tenait la barre du gouvernail. J’avais ainsi passé autrefois des nuits entières sur des mers plus orageuses ; mais j’étais jeune alors, et le bruit des vagues, la solitude de l’Océan, les vents, les écueils, les périls, étaient pour moi autant de jouissances. Je me suis aperçu dans ce dernier voyage que la face des objets a changé pour moi. Je sais ce que valent à présent toutes ces rêveries de la première jeunesse ; et pourtant telle est l’inconséquence humaine, que je traversais encore les flots, que je me livrais encore à l’espérance, que j’allais encore recueillir des images, chercher des couleurs pour orner des tableaux qui devaient m’attirer peut-être des chagrins et des persécutions 1. Je me promenais sur le gaillard d’arrière, et de temps en temps je venais crayonner une note à la lueur de la lampe qui éclairait le compas du pilote. Ce matelot me regardait avec étonnement ; il me prenait, je crois, pour quelque officier de la marine française,