Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 5.djvu/126

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mais je ne suis pas Virgile, et les dieux n’habitent plus l’Olympe. Nous avancions vers l’île de Fano. Elle porte, avec l’écueil de Merlère, le nom d’ Othonos ou de Calypso dans quelques cartes anciennes. D’Anville semble l’indiquer sous ce nom, et M. Lechevalier s’appuie de l’autorité de ce géographe pour retrouver dans Fano le séjour où Ulysse pleura si longtemps sa patrie. Procope observe quelque part, dans son Histoire mêlée, que si l’on prend pour l’île de Calypso une des petites îles qui environnent Corfou, cela rendra probable le récit d’Homère. En effet, un bateau suffirait alors pour passer de cette île à celle de Schérie (Corcyre ou Corfou) ; mais cela souffre de grandes difficultés. Ulysse part avec un vent favorable, et après dix-huit jours de navigation il aperçoit les terres de Schérie, qui s’élève comme un bouclier au-dessus des flots :

Εἲσατo δ'ώς ὃτε ῥινὸν έν ἥεροειδέι πόντῳ.

Or, si Fano est l’île de Calypso, cette île touche à Schérie. Loin de mettre dix-huit jours entiers de navigation pour découvrir les côtes de Corfou, Ulysse devait les voir de la forêt même où il bâtissait son vaisseau. Pline, Ptolémée, Pomponius Méla, l’Anonyme de Ravenne, ne donnent sur ce point aucune lumière ; mais on peut consulter Wood et les modernes, touchant la géographie d’Homère, qui placent tous, avec Strabon, l’île de Calypso sur la côte d’Afrique, dans la mer de Malte.

Au reste, je veux de tout mon cœur que Fano soit l’île enchantée de Calypso, quoique je n’y aie découvert qu’une petite masse de roches blanchâtres : j’y planterai, si l’on veut, avec Homère, " une forêt desséchée par les feux du soleil, des pins et des aunes chargés du nid des corneilles marines ; " ou bien, avec Fénelon, j’y trouverai des bois d’orangers et des " montagnes dont la figure bizarre forme un horizon à souhait pour le plaisir des yeux ". Malheur à qui ne verrait pas la nature avec les yeux de Fénelon et d’Homère !

Le vent étant tombé vers les huit heures du soir, et la mer s’étant aplanie, le vaisseau demeura immobile. Ce fut là que je jouis du premier coucher du soleil et de la première nuit dans le ciel de la Grèce. Nous avions à gauche l’île de Fano, et celle de Corcyre qui s’allongeait à l’orient : on découvrait par-dessus ces îles les hautes terres du continent de l’Epire ; les monts Acrocérauniens que nous avions passés formaient au nord, derrière nous, un cercle qui se terminait à l’entrée de l’Adriatique ; à notre droite, c’est-à-dire à l’occident, le soleil se couchait par delà les côtes d’Otrante ; devant nous était la pleine mer qui s’étendait jusqu’aux rivages de l’Afrique.