Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 5.djvu/139

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toujours à l’histoire des hommes : on aimerait à voir les oiseaux voyageurs quitter les peuplades ignorées de l’Atlantique pour visiter les peuples fameux de l’Eurotas et du Céphise. La Providence, afin de confondre notre vanité, a permis que les animaux connussent avant l’homme la véritable étendue du séjour de l’homme ; et tel oiseau américain attirait peut-être l’attention d’Aristote dans les fleuves de la Grèce, lorsque le philosophe ne soupçonnait même pas l’existence d’un monde nouveau. L’antiquité nous offrirait dans ses annales une foule de rapprochements curieux, et souvent la marche des peuples et des armées se lierait aux pèlerinages de quelques oiseaux solitaires ou aux migrations pacifiques des gazelles et des chameaux.

Le janissaire revint au rivage avec un guide et cinq chevaux, deux pour le guide et les trois autres pour moi, le janissaire et Joseph. Nous passâmes à Nissi, qui me semble inconnue dans l’antiquité. Je vis un moment le vayvode ; c’était un jeune Grec fort affable, qui m’offrit des confitures et du vin : je n’acceptai point son hospitalité, et je continuai ma route pour Tripolizza.

Nous nous dirigeâmes sur le mont Ithome, en laissant à gauche les ruines de Messène. L’abbé Fourmont, qui visita ces ruines il y a soixante-dix ans, y compta trente-huit tours encore debout. Je ne sais si M. Vial ne m’a point assuré qu’il en existe aujourd’hui neuf entières et un fragment considérable de mur d’enceinte. M. Pouqueville, qui traversa la Messénie dix ans avant moi, ne passa point à Messène. Nous arrivâmes vers les trois heures de l’après-midi au pied de l’Ithome, aujourd’hui le mont Vulcano, selon d’Anville. Je me convainquis, en examinant cette montagne, de la difficulté de bien entendre les auteurs anciens sans avoir vu les lieux dont ils parlent. Il est évident, par exemple, que Messène et l’ancienne Ithome ne pouvaient embrasser le mont dans leur enceinte, et qu’il faut expliquer la particule grecque περί (peri) comme l’explique M. Lechevalier à propos de la course d’Hector et d’Achille, c’est-à-dire qu’il faut traduire devant Troie, et non pas autour de Troie.

Nous traversâmes plusieurs villages, Chafasa, Scala, Cyparissa, et quelques autres récemment détruits par le pacha lors de sa dernière expédition contre les brigands. Je ne vis dans tous ces villages qu’une seule femme : elle ne démentait point le sang des Héraclides, par ses yeux bleus, sa haute taille et sa beauté. La Messénie fut presque toujours malheureuse : un pays fertile est souvent un avantage funeste pour un peuple. A la désolation qui régnait autour de moi on eût dit que les féroces Lacédémoniens venaient encore de ravager la patrie d’Aristomène. Un grand homme se chargea de venger un grand