Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 5.djvu/141

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un marchand de Coron qui avait été à Marseille, de Marseille à Paris et de Paris à Marseille 6.

Il était nuit lorsque nous arrivâmes à l’entrée du défilé, sur les confins de la Messénie, de l’Arcadie et de la Laconie. Deux rangs de montagnes parallèles forment cet Hermaeum qui s’ouvre du nord au midi. Le chemin s’élève par degrés du côté de la Messénie, et redescend par une pente assez douce vers la Laconie. C’est peut-être l’Hermaeum où, selon Pausanias, Oreste, troublé par la première apparition des Euménides, se coupa un doigt avec les dents.

Notre caravane s’engagea bientôt dans cet étroit passage. Nous marchions tous en silence et à la file 7. Cette route, malgré la justice expéditive du pacha, n’était pas sûre, et nous nous tenions prêts à tout événement. A minuit nous arrivâmes au kan placé au milieu du défilé : un bruit d’eau et un gros arbre nous annoncèrent cette pieuse fondation d’un serviteur de Mahomet. En Turquie toutes les institutions publiques sont dues à des particuliers ; l’État ne fait rien pour l’État. Ces institutions sont le fruit de l’esprit religieux et non de l’amour de la patrie ; car il n’y a point de patrie. Or, il est remarquable que toutes ces fontaines, tous ces kans, tous ces ponts, tombent en ruine et sont des premiers temps de l’empire : je ne crois pas avoir rencontré sur les chemins une seule fabrique moderne : d’où l’on doit conclure que chez les musulmans la religion s’affaiblit, et qu’avec la religion l’état social des Turcs est sur le point de s’écrouler.

Nous entrâmes dans le kan par une écurie ; une échelle en forme de pyramide renversée nous conduisit dans un grenier poudreux. Le marchand turc se jeta sur une natte en s’écriant : " C’est le plus beau kan de la Morée ! De Paris à Marseille je trouvais des lits et des auberges partout. " Je cherchai à le consoler en lui offrant la moitié du souper que j’avais apporté de Coron. " Eh, mon cher seigneur ! s’écria-t-il, je suis si fatigué que je vais mourir ! " Et il gémissait, et il se prenait la barbe, et il s’essuyait le front avec un schall, et il s’écriait : " Allah ! " Toutefois il mangeait d’un grand appétit la part du souper qu’il avait refusée d’abord.

Je quittai ce bon homme 8 le 13 au lever du jour, et je continuai