Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 5.djvu/152

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pu faire le plus grave médecin. Mais qu’était-ce que la centaurée ? Joseph pérora. Je prétendis que la centaurée avait été découverte par un certain médecin du voisinage appelé Chiron qui courait à cheval sur les montagnes. Un Grec déclara qu’il avait connu ce Chiron, qu’il était de Calamate, et qu’il montait ordinairement un cheval blanc. Comme nous tenions conseil, nous vîmes entrer un Turc, que je reconnus pour un chef de la loi à son turban vert. Il vint à nous, prit la tête de l’enfant entre ses deux mains, et prononça dévotement une prière ; tel est le caractère de la piété ; elle est touchante et respectable même dans les religions les plus funestes.

J’avais envoyé le janissaire me chercher des chevaux et un guide pour visiter d’abord Amyclée et ensuite les ruines de Sparte, où je croyais être : tandis que j’attendais son retour, Ibraïm me fit servir un repas à la turque. J’étais toujours couché sur le divan : on mit devant moi une table extrêmement basse ; un esclave me donna à laver ; on apporta sur un plateau de bois un poulet haché dans du riz ; je mangeai avec mes doigts. Après le poulet on servit une espèce de ragoût de mouton dans un bassin de cuivre ; ensuite des figues, des olives, du raisin et du fromage, auquel, selon Guillet 13, Misitra doit aujourd’hui son nom. Entre chaque plat un esclave me versait de l’eau sur les mains, et un autre me présentait une serviette de grosse toile, mais fort blanche. Je refusai de boire du vin par courtoisie ; après le café, on m’offrit du savon pour mes moustaches.

Pendant le repas le chef de la loi m’avait fait faire plusieurs questions par Joseph ; il voulait savoir pourquoi je voyageais, puisque je n’étais ni marchand ni médecin. Je répondis que je voyageais pour voir les peuples, et surtout les Grecs qui étaient morts. Cela le fit rire : il répliqua que puisque j’étais venu en Turquie, j’aurais dû apprendre le turc. Je trouvai pour lui une meilleure raison à mes voyages en disant que j’étais un pèlerin de Jérusalem. " Hadgi ! hadgi 14 ! " s’écria-t-il. Il fut pleinement satisfait. La religion est une espèce de langue universelle entendue de tous les hommes. Ce Turc ne pouvait comprendre que je quittasse ma patrie par un simple motif de curiosité, mais il trouva tout naturel que j’entreprisse un long voyage pour aller prier à un tombeau, pour demander à Dieu quelque prospérité ou la délivrance de quelque malheur. Ibraïm, qui en m’apportant son fils m’avait demandé si j’avais des enfants, était persuadé que j’allais à