Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 5.djvu/182

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

chemin ; ils lui crièrent de descendre ; celui-ci n’entendit point la voix. Alors le commandant se leva avec effort, prit sa carabine, ajusta longtemps entre les sapins le paysan, et lui lâcha son coup de fusil. Le Turc revint après cette expédition, se rasseoir sur sa natte, aussi tranquille, aussi bonhomme qu’auparavant. Le paysan descendit à la garde, blessé en toute apparence, car il pleurait et montrait son sang. On lui donna cinquante coups de bâton pour le guérir.

Je me levai brusquement, et d’autant plus désolé, que l’envie de faire briller devant moi son adresse avait peut-être déterminé ce bourreau à tirer sur le paysan. Joseph ne voulut pas traduire ce que je disais, et peut-être la prudence était-elle nécessaire dans ce moment, mais je n’écoutais guère la prudence.

Je me fis amener mon cheval, et je partis sans attendre le janissaire, qui criait inutilement après moi. Il me rejoignit avec Joseph lorsque j’étais déjà assez avancé sur la croupe du mont Géranien. Mon indignation se calma peu à peu par l’effet des lieux que je parcourais. Il me semblait qu’en m’approchant d’Athènes je rentrais dans les pays civilisés, et que la nature même prenait quelque chose de moins triste. La Morée est presque entièrement dépourvue d’arbres, quoiqu’elle soit certainement plus fertile que l’Attique. Je me réjouissais de cheminer dans une forêt de pins, entre les troncs desquels j’apercevais la mer. Les plans inclinés qui s’étendent depuis le rivage jusqu’au pied de la montagne étaient couverts d’oliviers et de caroubiers ; de pareils sites sont rares en Grèce.

La première chose qui me frappa en arrivant à Mégare fut une troupe de femmes albanaises, qui, à la vérité, n’étaient pas aussi belles que Nausicaa et ses compagnes : elles lavaient gaiement du linge à une fontaine près de laquelle on voyait quelques restes informes d’un aqueduc. Si c’était là la fontaine des Nymphes Sithnides et l’aqueduc de Théagène, Pausanias les a trop vantés. Les aqueducs que j’ai vus en Grèce ne ressemblent point aux aqueducs romains ; ils ne s’élèvent presque point de terre, et ne présentent point cette suite de grandes arches qui font un si bel effet dans la perspective.

Nous descendîmes chez un Albanais, où nous fûmes assez proprement logés. Il n’était pas sis heures du soir ; j’allai, selon ma coutume, errer parmi les ruines. Mégare, qui conserve son nom, et le port de Nisée, qu’on appelle Dôdeca Ecclêsiais (les Douze Églises), sans être très célèbres dans l’histoire, avaient autrefois de beaux monuments. La Grèce, sous les empereurs romains, devait ressembler beaucoup à l’Italie dans le dernier siècle : c’était une terre classique où chaque ville était remplie de chefs-d’œuvre. On voyait à Mégare les douze