Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 5.djvu/221

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" Vous vous embarquerez alors pour le port de Zéa, où vous trouverez peut-être le navire de Trieste. Dans tous les cas, il vous sera facile de noliser à Zéa une felouque pour Chio ou pour Smyrne. "

Je n’en étais pas à rejeter les partis aventureux : un homme qui, par la seule envie de rendre un ouvrage un peu moins défectueux, entreprend le voyage que j’avais entrepris, n’est pas difficile sur les chances et les accidents. Il fallait partir, et je ne pouvais sortir de l’Attique que par ce moyen, puisqu’il n’y avait pas un bateau au Pirée 66. Je pris donc la résolution d’exécuter sur-le-champ le plan qu’on me proposait. M. Fauvel me voulait retenir encore quelques jours, mais la crainte de manquer la saison du passage à Jérusalem l’emporta sur toute autre considération. Les vents du nord n’avaient plus que six semaines à souffler ; et si j’arrivais trop tard à Constantinople, je courais le risque d’y être enfermé par le vent d’ouest.

Je congédiai le janissaire de M. Vial après l’avoir payé et lui avoir donné une lettre de remerciement pour son maître. On ne se sépare pas sans peine, dans un voyage un peu hasardeux, des compagnons avec lesquels on a vécu quelque temps. Quand je vis le janissaire monter seul à cheval, me souhaiter un bon voyage, prendre le chemin d’Eleusis et s’éloigner par une route précisément opposée à celle que j’allais suivre, je me sentis involontairement ému. Je le suivais des yeux, en pensant qu’il allait revoir seul les déserts que nous avions vus ensemble. Je songeais aussi que, selon toutes les apparences, ce Turc et moi nous ne nous rencontrerions jamais ; que jamais nous n’entendrions parler l’un de l’autre. Je me représentais la destinée de cet homme si différente de ma destinée, ses chagrins et ses plaisirs si différents de mes plaisirs et de mes chagrins ; et tout cela pour arriver au même lieu : lui dans les beaux et grands cimetières de la Grèce, moi sur les chemins du monde ou dans les faubourgs de quelque cité.

Cette séparation eut lieu le soir même du jour où je visitai le couvent français ; car le janissaire avait été prévenu de se tenir prêt à retourner à Coron. Je partis dans la nuit pour Kératia, avec Joseph et un Athénien qui allait visiter ses parents à Zéa. Ce jeune Grec était notre guide. M. Fauvel me vint reconduire jusqu’à la porte de la ville : là nous nous embrassâmes et nous souhaitâmes de nous retrouver bientôt dans notre commune patrie. Je me chargeai de la lettre qu’il me remit pour M. de Choiseul : porter à M. de Choiseul des nouvelles d’Athènes, c’était lui porter des nouvelles de son pays.