Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 5.djvu/273

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Je parcourais une longue rue, appelée encore la rue des Chevaliers. Elle est bordée de maisons gothiques ; les murs de ces maisons sont parsemés de devises gauloises et des armoiries de nos familles historiques. Je remarquai les lis de la France couronnés, et aussi frais que s’ils sortaient de la main du sculpteur. Les Turcs, qui ont mutilé partout les monuments de la Grèce, ont épargné ceux de la chevalerie : l’honneur chrétien a étonné la bravoure infidèle, et les Saladin ont respecté les Couci.

Au bout de la rue des Chevaliers on trouve trois arceaux gothiques qui conduisent au palais du grand-maître. Ce palais sert aujourd’hui de prison. Un couvent à demi ruiné, et desservi par deux moines, est tout ce qui rappelle à Rhodes cette religion qui fit tant de miracles. Les Pères me conduisirent à leur chapelle. On y voit une Vierge gothique, peinte sur bois ; elle tient son enfant dans ses bras : les armes du grand-maître d’Aubusson sont gravées au bas du tableau. Cette antiquité curieuse fut découverte, il y a quelques années, par un esclave qui cultivait le jardin du couvent. Il y a dans la chapelle un second autel, dédié à saint Louis, dont on retrouve l’image dans tout l’Orient et dont j’ai vu le lit de mort à Carthage. Je laissai quelques aumônes à cet autel, en priant les Pères de dire une messe pour mon bon voyage, comme si j’avais prévu les dangers que je courrais sur les côtes de Rhodes à mon retour d’Égypte.

Le port marchand de Rhodes serait assez sûr si l’on rétablissait les anciens ouvrages qui le défendaient. Au fond de ce port s’élève un mur flanqué de deux tours. Ces deux tours, selon la tradition du pays, ont remplacé les deux rochers qui servaient de base au colosse. On sait que les vaisseaux ne passaient point entre les jambes de ce colosse, et je n’en parle que pour ne rien oublier.

Assez près de ce premier port se trouve la darse des galères et le chantier de construction. On y bâtissait alors une frégate de trente canons avec des sapins tirés des montagnes de l’île ; ce qui m’a paru digne de remarque.

Les rivages de Rhodes, du côté de la Caramanie (la Doride et la Carie), sont à peu près au niveau de la mer ; mais l’île s’élève dans l’intérieur, et l’on remarque surtout une haute montagne, aplatie à sa cime, citée par tous les géographes de l’antiquité. Il reste encore à Linde quelques vestiges du temple de Minerve. Camire et Ialyse ont disparu. Rhodes fournissait autrefois de l’huile à toute l’Anatolie ; elle n’en a pas aujourd’hui assez pour sa propre consommation. Elle exporte encore un peu de blé. Les vignes donnent un vin très bon, qui ressemble à ceux du Rhône : les plants en ont peut-être été apportés du