Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 5.djvu/274

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Dauphiné par les chevaliers de cette langue, d’autant plus qu’on appelle ces vins comme en Chypre, vins de commanderie.

Nos géographies nous disent que l’on fabrique à Rhodes des velours et des tapisseries très estimés : quelques toiles grossières, dont on fait des meubles aussi grossiers, sont dans ce genre le seul produit de l’industrie des Rhodiens. Ce peuple, dont les colonies fondèrent autrefois Naples et Agrigente, occupe à peine aujourd’hui un coin de son île déserte. Un aga, avec une centaine de janissaires dégénérés, suffisent pour garder un troupeau d’esclaves soumis. On ne conçoit pas comment l’Ordre de Malte n’a jamais essayé de rentrer dans ses anciens domaines ; rien n’était plus aisé que de s’emparer de l’île de Rhodes : il eût été facile aux chevaliers d’en relever les fortifications, qui sont encore assez bonnes : ils n’en auraient point été chassés de nouveau, car les Turcs, qui les premiers en Europe ouvrirent la tranchée devant une place, sont maintenant le dernier des peuples dans l’art des sièges.

Je quittai M. Magallon le 25 à quatre heures du soir, après lui avoir laissé des lettres qu’il me promit de faire passer à Constantinople, par la Caramanie. Je rejoignis dans un caïque notre bâtiment, déjà sous voile avec son pilote côtier : ce pilote était un Allemand établi à Rhodes depuis plusieurs années. Nous fîmes route pour reconnaître le cap à la pointe de la Caramanie, autrefois le promontoire de la Chimère en Lycie. Rhodes offrait au loin, derrière nous, une chaîne de côtes bleuâtres sous un ciel d’or. On distinguait dans cette chaîne deux montagnes carrées, qui paraissaient taillées pour porter des châteaux, et qui ressemblaient assez par leur coupe aux Acropolis de Corinthe, d’Athènes et de Pergame.

Le 26 fut un jour malheureux. Le calme nous arrêta sous le continent de l’Asie, presque en face du cap Chélidonia, qui forme la pointe du golfe de Satalie. Je voyais à notre gauche les pics élevés du Cragus, et je me rappelais les vers des poètes sur la froide Lycie. Je ne savais pas que je maudirais un jour les sommets de ce Taurus que je me plaisais à regarder, et que j’aimais à compter parmi les montagnes célèbres dont j’avais aperçu la cime. Les courants étaient violents et nous portaient en dehors, comme nous le reconnûmes le jour d’après. Le vaisseau, qui était sur son lest, fatiguait beaucoup au roulis : nous cassâmes la tête du grand mât et la vergue de la seconde voile du mât de misaine. Pour des marins aussi peu expérimentés, c’était un très grand malheur.

C’est véritablement une chose surprenante que de voir naviguer des Grecs. Le pilote est assis, les jambes croisées, la pipe à la bouche ; il