Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 5.djvu/282

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jusqu’au cœur : je me rappelais que d’autres missionnaires m’avaient reçu avec la même cordialité dans les déserts de l’Amérique. Les religieux de Terre Sainte ont d’autant plus de mérite, qu’en prodiguant aux pèlerins de Jérusalem la charité de Jésus-Christ, ils ont gardé pour eux la Croix qui fut plantée sur ces mêmes bords. Ce Père au cœur limpido e bianco m’assurait encore qu’il trouvait la vie qu’il menait depuis cinquante ans un vero paradiso. Veut-on savoir ce que c’est que ce paradis ? Tous les jours une avanie, la menace des coups de bâton, des fers et de la mort ! Ce religieux, à la dernière fête de Pâques, ayant lavé des linges de l’autel, l’eau imprégnée d’amidon coula en dehors de l’hospice et blanchit une pierre. Un Turc passe, voit cette pierre, et va déclarer au cadi que les Pères ont réparé leur maison. Le cadi se transporte sur les lieux, décide que la pierre, qui était noire, est devenue blanche, et, sans écouter les religieux, il les oblige à payer dix bourses. La veille même de mon arrivée à Jaffa, le Père procureur de l’hospice avait été menacé de la corde par un domestique de l’aga en présence de l’aga même. Celui-ci se contenta de rouler paisiblement sa moustache, sans daigner dire un mot favorable au chien. Voilà le véritable paradis de ces moines qui, selon quelques voyageurs, sont de petits souverains en Terre Sainte et jouissent des plus grands honneurs.

A dix heures du soir, mes hôtes me reconduisirent par un long corridor à ma cellule. Les flots se brisaient avec fracas contre les rochers du port : la fenêtre fermée, on eût dit d’une tempête ; la fenêtre ouverte, on voyait un beau ciel, une lune paisible, une mer calme et le vaisseau des pèlerins mouillé au large. Les Pères sourirent de la surprise que me causa ce contraste. Je leur dis en mauvais latin : Ecce monachis similitudo mundi ; quantumcumque mare fremitum reddat, eis placidae semper undae videntur : omnia tranquillitas serenis animis.

Je passai une partie de la nuit à contempler cette mer de Tyr, que l’Ecriture appelle la Grande-Mer, et qui porta les flottes du roi-prophète quand elles allaient chercher les cèdres du Liban et la pourpre de Sidon ; cette mer où Léviathan laisse des traces comme des abîmes 8.  ; cette mer à qui le Seigneur donna des barrières et des portes 9.  ; cette mer qui vit Dieu et qui s’enfuit 10. . Ce n’étaient là ni l’Océan sauvage du Canada, ni les flots riants de la Grèce. Au midi s’étendait l’Égypte, où le Seigneur était entré sur un nuage léger, pour sécher les canaux du Nil et renverser les idoles 11.  ; au nord s’élevait la reine des cités, dont les marchands étaient des princes 12.  : Ululate, naves