Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 5.djvu/320

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les brillantes régions de l’aurore, sur un sol sans arbres et sans eau. Il faut parmi les tribus des descendants d’Ismael des maîtres, des serviteurs, des animaux domestiques, une liberté soumise à des lois. Chez les hordes américaines, l’homme est encore tout seul avec sa fière et cruelle indépendance : au lieu de la couverture de laine, il a la peau d’ours ; au lieu de la lance, la flèche ; au lieu du poignard, la massue ; il ne connaît point et il dédaignerait la datte, la pastèque, le lait de chameau : il veut à ses festins de la chair et du sang. Il n’a point tissu le poil de chèvre pour se mettre à l’abri sous des tentes : l’orme tombé de vétusté fournit l’écorce à sa hutte. Il n’a point dompté le cheval pour poursuivre la gazelle : il prend lui-même l’orignal à la course. Il ne tient point par son origine à de grandes nations civilisées ; on ne rencontre point le nom de ses ancêtres dans les fastes des empires : les contemporains de ses aïeux sont de vieux chênes encore debout. Monuments de la nature et non de l’histoire, les tombeaux de ses pères s’élèvent inconnus dans des forêts ignorées. En un mot, tout annonce chez l’Américain le sauvage qui n’est point encore parvenu à l’état de civilisation ; tout indique chez l’Arabe l’homme civilisé retombé dans l’état sauvage.

Nous quittâmes la source d’Elisée le 6, à trois heures de l’après-midi, pour retourner à Jérusalem. Nous laissâmes à droite le mont de la Quarantaine, qui s’élève au-dessus de Jéricho, précisément en face du mont Abarim, d’où Moïse, avant de mourir, aperçut la terre de Promission. En rentrant dans la montagne de Judée, nous vîmes les restes d’un aqueduc romain. L’abbé Mariti, poursuivi par le souvenir des moines, veut encore que cet aqueduc ait appartenu à une ancienne communauté, ou qu’il ait servi à arroser les terres voisines lorsqu’on cultivait la canne à sucre dans la plaine de Jéricho. Si la seule inspection de l’ouvrage ne suffisait pas pour détruire cette idée bizarre, on pourrait consulter Adrichomius ( Theatrum Terrae Sanctae), l’ Elucidatio historica Terrae Sanctae de Quaresmius, et la plupart des voyageurs déjà cités. Le chemin que nous suivions dans la montagne était large et quelquefois pavé ; c’est peut-être une ancienne voie romaine. Nous passâmes au pied d’une montagne couronnée autrefois par un château gothique qui protégeait et fermait le chemin. Après cette montagne, nous descendîmes dans une vallée noire et profonde, appelée en hébreu Adommin, ou le lieu du sang. Il y avait là une petite cité de la tribu de Juda, et ce fut dans cet endroit solitaire que le Samaritain secourut le voyageur blessé. Nous y rencontrâmes la cavalerie du pacha, qui allait faire de l’autre côté du Jourdain l’expédition dont j’aurai occasion de parler. Heureusement la nuit nous déroba à la vue de cette soldatesque.