Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 5.djvu/435

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

ainsi dire, accroître et prolonger la surface jaune et aplanie des flots : on aurait cru voir une seule mer dont une moitié était agitée et bruyante, et dont l’autre moitié était immobile et silencieuse. Partout la nouvelle Alexandrie mêlant ses ruines aux ruines de l’ancienne cité ; un Arabe galopant sur un âne au milieu des débris ; quelques chiens maigres dévorant des carcasses de chameaux sur la grève ; les pavillons des consuls européens flottant au-dessus de leurs demeures, et déployant au milieu des tombeaux des couleurs ennemies : tel était le spectacle.

Quelquefois je montais à cheval avec M. Drovetti, et nous allions nous, promener à la vieille ville, à Nécropolis ou dans le désert. La plante qui donne la soude couvrait à peine un sable aride ; des chakals fuyaient devant nous ; une espèce de grillon faisait entendre sa voix grêle et importune : il rappelait péniblement à la mémoire le foyer du laboureur, dans cette solitude Où jamais une fumée champêtre ne vous appelle à la tente de l’Arabe. Ces lieux sont d’autant plus tristes, que les Anglais ont noyé le vaste bassin qui servait comme de jardin à Alexandrie : l’œil ne rencontre plus que du sable, des eaux et l’éternelle colonne de Pompée.

M. Drovetti avait fait bâtir sur la plate-forme de sa maison une volière en forme de tente, où il nourrissait des cailles et des perdrix de diverses espèces. Nous passions les heures à nous promener dans cette volière, et à parler de la France. La conclusion de tous nos discours était qu’il fallait chercher au plus tôt quelque petite retraite dans notre patrie, pour y renfermer nos longues espérances. Un jour, après un grand raisonnement sur le repos, je me tournai vers la mer, et je montrai à mon hôte le vaisseau battu du vent sur lequel j’allais bientôt m’embarquer. Ce n’est pas, après tout, que le désir du repos ne soit naturel à l’homme ; mais le but qui nous paraît le moins élevé n’est pas toujours le plus facile à atteindre, et souvent la chaumière fuit devant nos vœux comme le palais.

Le ciel fut toujours couvert pendant mon séjour à Alexandrie, la mer sombre et orageuse. Je m’endormais et me réveillais au gémissement continuel des flots qui se brisaient presque au pied de la maison du consul. J’aurais pu m’appliquer les réflexions d’Eudore, s’il est permis de se citer soi-même :

" Le triste murmure de la mer est le premier son qui ait frappé mon oreille en venant à la vie. A combien de rivages n’ai-je pas vu depuis se briser les mêmes flots que je contemple ici ! Qui m’eût dit il y a quelques années que j’entendrais gémir sur les côtes d’Italie,