Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 5.djvu/458

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l’évocation des divinités tutélaires de cette ville et le dévouement de la patrie d’Annibal aux dieux infernaux.

" Dieu ou déesse, qui protégez le peuple et la république de Carthage, génie à qui la défense de cette ville est confiée, abandonnez vos anciennes demeures ; venez habiter nos temples. Puissent Rome et nos sacrifices vous être plus agréables que la ville et les sacrifices des Carthaginois ! "

Passant ensuite à la formule de dévouement :

" Dieu Pluton, Jupiter malfaisant, dieux Mânes, frappez de terreur la ville de Carthage ; entraînez ses habitants aux enfers. Je vous dévoue la tête des ennemis, leurs biens, leurs villes, leurs campagnes ; remplissez mes vœux, et je vous immolerai trois brebis noires. Terre, mère des hommes, et vous, Jupiter, je vous atteste. "

Cependant les consuls furent repoussés avec vigueur. Le génie d’Annibal s’était réveillé dans la ville assiégée. Les femmes coupèrent leurs cheveux ; elles en firent des cordes pour les arcs et pour les machines de guerre. Scipion, le second Africain, servait alors comme tribun dans l’armée romaine. Quelques vieillards qui avaient vu le premier Scipion en Afrique vivaient encore, entre autres le célèbre Massinissa. Ce roi numide, âgé de plus de quatre-vingts ans, invita le jeune Scipion à sa cour ; c’est sur la supposition de cette entrevue 6. que Cicéron composa le beau morceau de sa République, connu sous le nom du Songe de Scipion. Il fait parler ainsi l’Emilien à Lélius, à Philus, à Manilius et à Scévola :

" J’aborde Massinissa. Le vieillard me reçoit dans ses bras et m’arrose de ses pleurs. Il lève les yeux au ciel, et s’écrie : " Soleil, dieux célestes, je vous remercie ! Je reçois, avant de mourir, dans mon royaume et à mes foyers le digne héritier de l’homme vertueux et du grand capitaine toujours présent à ma mémoire ! "
" La nuit, plein des discours de Massinissa, je rêvai que l’Africain s’offrait devant moi : je tremblais, saisi de respect et de crainte. L’Africain me rassura, et me transporta avec lui au plus haut du ciel, dans un lieu tout brillant d’étoiles. Il me dit :
" Abaissez vos regards et voyez Carthage : je la forçai de se soumettre au peuple romain ; dans deux ans vous la détruirez de fond en comble, et vous mériterez par vous-même le nom d’Africain que vous ne tenez encore que de mon héritage… Sachez, pour vous encourager à la vertu, qu’il est dans le ciel un lieu destiné à l’homme