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— Si tu étais ma mère, disait Mila à l’épouse affligée, je serais toujours avec toi ; j’entendrais le guerrier blanc te parler de l’amitié de ton frère et te raconter des histoires de son pays. Nous préparerions ensemble la couche du guerrier blanc ; et puis, quand il dormirait, je rafraîchirais son sommeil avec un éventail de plumes. »

Mila terminait ordinairement ses discours en se jetant dans les bras de Céluta ; c’était chercher la tranquillité au sein de l’orage, la fraîcheur au milieu des feux du midi. La jeune Indienne obtenait un regard de pitié des yeux dont elle faisait couler les larmes ; elle sollicitait l’amitié d’un cœur qu’elle venait de poignarder.

La mère de Mila, impatiente de ces courses, avait menacé sa fille de lui jeter de l’eau au visage, châtiment qu’infligent à leurs enfants les matrones indiennes. Mila avait répondu qu’elle mettrait le feu à la cabane de sa mère ; les parents avaient ri, et Mila avait continué de chercher René.

Un soir celui-ci était assis au bord d’un de ces lacs que l’on trouve partout dans les forêts du Nouveau-Monde. Quelques baumiers isolés bordaient le rivage ; le pélican, le cou reployé, le bec reposant comme une faux sur sa poitrine, se tenait immobile à la pointe d’un rocher ; les dindes sauvages élevaient leur voix rauque du haut des magnolias ; les flots du lac, unis comme un miroir, répétaient les feux du soleil couchant. Mila survint.

— Me voici ! dit-elle ; je suis tout étonnée, je t’assure : j’avais peur d’être grondée.

— Et pourquoi vous gronder ? dit René.

— Je ne sais, répondit Mila en s’asseyant et s’appuyant sur les genoux du guerrier blanc.

— N’auriez-vous point quelque secret ? répliqua René.

— Grand-Esprit ! s’écria Mila, est-ce que j’aurais un secret, J’ai beau penser, je ne me souviens de rien.

Mila posa ses deux petites mains sur les genoux de René, inclina la tête sur ses mains, et se mit à rêver en regardant le lac. René souffrait de cette attitude, mais il n’avait pas le courage de repousser cette enfant. Il s’aperçut, au bout de quelque temps, que Mila s’était endormie.

Âge de candeur, qui ne connais aucun péril ! âge de confiance, que tu passes vite ! « Quel bonheur pour toi, Mila ! murmura sourdement René, si tu dormais ici ton dernier sommeil ! »

— Que dis-tu ? s’écria Mila tirée de son assoupissement. Pourquoi m’as-tu réveillée ? Je faisais un si beau rêve !

— Vous feriez mieux, dit René, de me chanter une chanson, plutôt que de dormir ainsi comme un enfant. »

— C’est bien vrai, dit Mila ; attends, que je me réveille. Et elle frotta ses yeux humides de sommeil et de larmes.

— Je me souviens, reprit-elle, d’une chanson de Céluta. O Céluta ! comme elle est heureuse ! comme elle mérite de l’être ! C’est ta femme, n’est-ce pas ?

Mila se prit à chanter ; elle avait dans la voix une douceur mêlée d’innocence et de volupté. Elle ne put chanter longtemps ; elle brouilla tous ses souvenirs, et pleura de dépit de ne pouvoir redire la chanson de Céluta.

La mère de Mila, qui la suivait la trouva assise aux genoux de René ; elle la frappa avec une touffe de lilas qu’elle tenait à la main, et Mila s’échappa en jetant des feuilles à sa mère. L’imprudente colère de la matrone révéla la course de sa fille ; le bruit s’en répandit de toutes parts. Mila elle-même s’empressa de dire à Céluta qu’elle avait dormi sur les genoux du guerrier blanc au bord du lac. Céluta n’avait pas besoin de ce qu’elle prenait pour une nouvelle preuve du malheur qui l’avait frappée.

Le frère d’Amélie connaissait trop les passions pour ne pas apercevoir ce qui naissait au fond du cœur de Mila ; il devint plus sévère avec elle : cette rigueur effraya la gentille sauvage. Ses sentiments repoussés se replièrent sur tout ce qui aimait René, sur Céluta, sur Outougamiz, qui avait délivré le guerrier blanc avec tant de courage et qui avait si bien nagé dans le fleuve. Mila rencontrait souvent Outougamiz dans les cabanes : la naïveté héroïque du jeune homme plaisait à la naïveté malicieuse de la jeune fille.

— Tu as sauvé ton ami du cadre de feu, disait un jour Mila à Outougamiz. C’est bien beau ! j’aurais voulu être là.

— Tu m’aurais beaucoup gêné, répondit le frère de Céluta, parce que tu aurais eu faim ; et que t’aurais-je donné à manger ?

— C’est vrai, répliqua l’Indienne ; mais si j’avais été avec toi, j’aurais pris la tête de ton ami dans mes deux mains, j’aurais réchauffé ses yeux avec mes lèvres ; et pour voir si son cœur battait encore, j’aurais mis ma main sur son cœur. — Et Mila portait la main au cœur d’Outougamiz.

— Ne fais pas cela, dit le sauvage. Est-ce que tu serais devenue amoureuse ? — Non, certainement, s’écria l’Indienne étonnée : mais je le demanderai à Céluta.

L’âme de la jeunesse en prenant son essor essaye de tous les sentiments, goûte, comme l’enfant, à toutes les coupes, douces ou amères, et n’apprend à s’y connaître que par l’expérience. Attirée d’abord par René, Mila trouva bientôt en lui quelque chose de trop loin d’elle. Le cœur d’Outougamiz était le cœur qui convenait à celui de Mila ; leur sympathie une