Page:Chateaubriand - Les Natchez, 1872.djvu/110

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« Ils dorment peut-être, » se dit-elle, et elle pénètre dans le souterrain ; elle marche sur des os roulants, répétant à chaque pas ces mots : « Êtes-vous là ? » Ses accents s’évanouissent dans le silence de la mort. L’Indienne se sent prête à défaillir ; elle promène ses regards dans les ombres de ce tombeau ; nul être vivant n’y respire.

Céluta sort épouvantée : elle gravit la rive escarpée, jette les yeux sur le fleuve et sur les campagnes à peine visibles à la lueur des étoiles ; elle appelle René et Outougamiz, se tait, recommence ses cris, les suspend encore, s’épuise en courses inutiles, et ne se résout à reprendre le chemin de sa cabane que quand elle aperçoit les premières teintes du jour.

La fille de Tabamica traversait le grand village, abandonné par la plupart des Indiens depuis l’enlèvement d’Adario ; elle entend marcher derrière elle ; elle tourne la tête, et aperçoit son frère. « Où est ton ami ? » s’écrie-t-elle. « Il est parti, répond Outougamiz, il ne reviendra peut-être jamais ; mais qu’est-ce que cela fait, puisque je vais le rejoindre ? Je ne sais pas où il est allé, mais Mila me le dira. » Mila, échappée à sa mère, arrive dans ce moment. Elle voit Céluta en pleurs et Outougamiz avec cet air inspiré qu’il avait lorsque l’amitié faisait palpiter son cœur.

Elle apprend le sujet de leurs nouvelles alarmes : « Vous voilà bien embarrassés pour rien, leur dit-elle ; allons au fort Rosalie ; l’autre bon guerrier blanc nous apprendra où est mon libérateur.

Elle ouvrit la corbeille que portait Céluta, distribua les fruits et les gâteaux, en prit sa part, et se mit à descendre vers la colonie, se faisant suivre du frère et de la sœur.

Le soleil éclairait alors une scène affreuse. Adario avait été reçu avec des chants et des danses par les hommes noirs, compagnons de sa servitude ; la nuit s’écoula dans cette joie des chaînes. Au lever du jour, le chef de l’atelier conduisit le sachem au champ du travail avec un troupeau de bœufs et de nègres. Des soldats campaient sur les défrichements.

La captivé d’Adario et de sa famille était un exemple dont le commandant prétendait effrayer ce qu’il appelait les mutins. On avait appris que la nuit s’était passée tranquillement aux Natchez, et l’on ignorait que cette tranquillité était l’effet des complots mêmes d’Ondouré. Chépar crut les Indiens abattus, et, pour achever de dompter leur esprit d’indépendance, il leur voulut montrer le plus fameux de leurs vieillards, après Chactas, réduit à la condition d’esclave. L’ordre fut donné de laisser approcher les sauvages, mais sans armes, s’ils se présentaient au champ du travail.

Le commandeur des nègres, un fouet à la main, fit un signe à Adario, et lui prescrivit de sarcler les herbes dans une plantation de maïs : le sachem ne daigna pas même jeter un regard sur le pâtre d’hommes. Mais déjà la femme du sachem, et sa fille, qui portait son enfant sur ses épaules, étaient courbées sur un sillon : « Que faites-vous ? » leur cria Adario d’une voix terrible. Elles se relevèrent ; le fouet les contraignit de se courber de nouveau. Adario recevait les coups qui s’adressaient à lui, et qui lui enlevaient des lambeaux de chair, comme si son corps eût été le tronc d’un chêne.

Dans ce moment on vit un vieillard aveugle conduit par un enfant ; c’était Chactas : malgré la délibération du conseil et l’opposition d’Ondouré, Chactas s’était présenté seul avec le calumet de paix à la porte du fort Rosalie. Chépar avait refusé de recevoir le sachem, qui s’était fait mener alors au champ du travail.

Chactas était si respecté, même des Européens, que le commandeur ne crut pas devoir l’empêcher d’approcher de son ami. Les deux vieillards demeurèrent quelque temps serrés dans les bras l’un de l’autre : « Adario, dit Chactas, j’ai aussi porté des fers. »

— Tu ne voyais pas les arbres de la patrie, reprit Adario.

— Tu reprendras bientôt ta liberté, dit Chactas : nous périrons tous, ou tu seras délivré.

« Peu importe, répliqua Adario : mes mains sont désormais déshonorées. Après tout, je n’ai qu’un jour à vivre ; mais cet enfant que tu vois, le fils du fils que les brigands ont tué hier à mes côtés ! cet enfant ! toute une vie esclave !

— Vieillards, c’est assez, s’écria le commandeur, séparez-vous.

— Attends du moins, répondit Adario, que Chactas ait embrassé mon dernier enfant. Ma fille, apporte-moi mon petit-fils : que je le dépose dans les bras de mon vieil ami ; que cet ami libre lui donne une bénédiction qui n’appartient plus à ces mains enchaînées. »

La fille d’Adario remet en tremblant l’enfant à son aïeul : Adario le prend, le baise tendrement, l’élève vers le ciel, le reporte de nouveau à sa bouche paternelle, penche sa tête sur le visage de l’enfant, qui sourit ; le sachem presse le nourrisson sur son sein, fait un pas à l’écart comme pour verser des larmes sur le dernier-né de sa race ; et reste quelques moments immobile.

Adario se retourne : il tient par un pied l’enfant étranglé ! Il le lance au milieu des Français. « Le premier est mort libre, s’écrie-t-il, j’ai délivré le second : le voilà ! »

Des clameurs confuses s’élèvent : « Ô crime ! » disaient les uns. « Ô vertu ! » disaient les autres. Les sau-