Page:Chateaubriand - Les Natchez, 1872.djvu/114

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La vieille prit alors la petite Amélie et la déposa dans son tablier.
chés ou couverts de taches : on émousse le premier en frappant la liberté, on souille le second en répandant le sang innocent. »

L’orateur cessa de parler. L’auditoire était visiblement ému. Adélaïde, cachée dans une tribune, ne se put empêcher d’applaudir, ce fut la plus douce récompense de Harlay : ce couple, que les liens d’un amour heureux allaient unir, prenait seul, par une sympathie touchante, la défense d’un étranger qui devait à une passion tous ses malheurs.

On fit retirer l’accusé ; les juges délibérèrent. Ils inclinaient à trouver René coupable ; mais ils se divisèrent sur la question de droit relative au changement de patrie. Ils remirent au lendemain la prononciation de la sentence. René dit à Harlay : « Je ne vous connaissais pas quand j’ai refusé de vous entendre ; je ne vous remercie pas, car vous m’avez trop bien défendu. Dites à la fille du gouverneur que je lui souhaiterais le bonheur, si mes vœux n’étaient des malédictions. »

Le frère d’Amélie fut reconduit en prison, entre deux rangs de marchands d’esclaves, de mariniers étrangers, de trafiquants de tous les pays, de toutes les couleurs, qui l’accablaient d’outrages sans savoir pourquoi.

Rentré dans la tour de la geôle, René désira écrire quelques lettres. Le gardien lui apporta une mauvaise feuille de papier, un peu d’encre dans le fond d’un vase brisé et une vieille plume ; laissant ensuite le prisonnier, il ferma la porte, qu’il assujettit avec les verrous. Demeuré seul, René se mit à genoux au bord du lit de camp dont la planche lui servit de table, et, éclairé par le faible jour qui pénétrait à travers les barreaux d’une fenêtre grillée, il écrivit à Chactas : il chargeait le sachem de traduire les deux lettres qu’il adressait en même temps à Céluta et à Outougamiz.

La femme du geôlier entra ; un enfant de six à sept ans lui aidait à porter une partie du souper. René demanda à cette femme si elle n’aurait pas quelque livre à lui prêter : elle lui répondit qu’elle n’avait que la Bible. Le prisonnier pria la geôlière de lui confier le livre saint. Adélaïde n’avait point oublié René ; et, lorsqu’il demanda une lampe pour passer la nuit, le gardien, adouci par les présents de la fille du gouverneur, ne refusa point cette lampe.