Page:Chateaubriand - Les Natchez, 1872.djvu/124

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sur ce qu’il avait fait pour Adario ; il ne lui resta de sa bonne action que les dangers auxquels il s’était exposé. Le frère d’Amélie se contenta de parler à son père adoptif de la surprise qu’il avait éprouvée en voyant les Français promener leur charrue aux environs des bocages de la mort : le vieillard apprit à René que cet abandon des terres était le prix de la délivrance d’Adario. Chactas ne connaissait pas la profondeur des desseins d’Ondouré ; il ignorait que la concession des champs des Natchez avait pour but de séparer les colons les uns des autres, de les attirer au milieu du pays ennemi, et de rendre ainsi leur extermination plus facile. Par cette combinaison infernale, Ondouré, en délivrant Adario, gagnait l’affection des Natchez, de même qu’il obtenait la confiance des Français en leur payant la rançon d’Adario, rançon qui leur devait être si funeste.

— Au reste, dit Chactas à René, les sachems m’ont commandé une longue absence ; ils prétendent que mon expérience peut être utile dans une négociation avec les Européens. Mon grand âge et ma cécité ne peuvent servir de prétexte pour refuser cette mission : plus on me suppose d’autorité, plus je dois l’exemple de la soumission, à une époque où personne n’obéit. Que ferais-je ici ? Le grand-chef a disparu, le malheur a rendu Adario intraitable, ma voix n’est plus écoutée, une génération indocile s’est élevée et méprise les conseils des vieillards. On se cache de moi, on me dérobe des secrets : puissent-ils ne pas causer la ruine de ma patrie !

Toi, René, conserve ta vie pour la nation qui t’a adopté ; écarte de ton cœur les passions que tu te plais à y nourrir : tu peux voir encore d’heureux jours. Moi je touche au terme de la course. En achevant mon pèlerinage ici-bas, je vais traverser les déserts où je l’ai commencé, déserts que j’ai parcourus, il y a soixante ans, avec Atala. Séparé de mes passions et de mes premiers malheurs par un si long intervalle, mes yeux fermés ne pourront pas même voir les forêts nouvelles qui recouvrent mes anciennes traces et celles de la fille de Lopez. Rien de ce qui existait au moment de ma captivité chez les Muscogulges n’existe aujourd’hui ; le monde que j’ai connu est passé : je ne suis plus que le dernier arbre d’une vieille futaie tombée, arbre que le temps a oublié d’abattre.

René sortit de chez son père le cœur serré, et présageant de nouveaux malheurs. Arrivant à sa cabane, il la trouva dévastée ; il s’assit sur une gerbe de roseaux séchés, dans un coin du foyer dont le vent avait dispersé les cendres. Pensif, il rappelait tristement ses chagrins dans sa mémoire, lorsqu’un nègre lui apporta une lettre de la part du père Souël : ce missionnaire était encore retenu pour quelques jours au fort Rosalie. La lettre venait de France ; elle était de la supérieure du couvent de… ; elle apprenait à René la mort de la sœur Amélie de la Miséricorde.

Cette nouvelle, reçue dans une solitude profonde, au milieu des débris de la cabane abandonnée de Céluta, réveilla au fond du cœur du malheureux jeune homme des souvenirs si poignants qu’il éprouva pendant quelques instants un véritable délire. Il se mit à courir à travers les bois comme un insensé. Le père Souël qui le rencontra, s’empressa d’aller chercher Chactas ; le sage vieillard et le grave religieux parvinrent un peu à calmer la douleur du frère d’Amélie. À force de prières, le sachem obtint de la bouche de l’infortuné un récit longtemps demandé en vain. René prit jour avec Chactas et le père Souël pour leur raconter les sentiments secrets de son âme, il donna le bras au sachem, qu’il conduisit, au lever de l’aurore, sous un sassafras, au bord du Meschacebé ; le missionnaire ne tarda pas à arriver au rendez-vous. Assis entre ces deux vieux amis, le frère d’Amélie leur révéla la mystérieuse douleur qui avait empoisonné son existence.

Quelques jours après cette confession déplorable, René fut mandé au conseil des Natchez : Chactas était parti pour la Géorgie ; le père Souël avait repris le chemin de sa mission.

René trouva quelques sachems, presque tous parents d’Akansie, assemblés dans la cabane du jeune Soleil ; Ondouré était à leur tête ; il rayonnait de la joie du crime. Les vieillards, fumant leurs calumets dans un profond silence, reçurent le mari de Céluta avec un visage menaçant.

— Prends ces colliers, lui dit Ondouré d’un air moqueur ; va traiter avec les Illinois ; tu fus la cause de la guerre, beau prisonnier : sois l’instrument de la paix.

Qu’importaient au frère d’Amélie ces insultes ? Qu’était-ce que ces peines communes auprès des chagrins qui rongeaient son cœur ? Il prit les colliers, et sortit en déclarant qu’il obéirait aux ordres des sachems.

Dans la disposition où se trouvait alors René, ce n’était pas sans un amer plaisir qu’il se voyait obligé à s’éloigner de Céluta : il la supposait au moment de revenir aux Natchez. Une course solitaire parmi les déserts convenait encore en ce moment au frère d’Amélie : il se pourrait du moins livrer à sa douleur sans être entendu des hommes. Il ne chercha point son frère, alors occupé de son mariage avec Mila : il était trop juste que, pour tant de courage et de sacrifices, Outougamiz jouît d’une lueur de félicité.