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l’hostie pacifique entre les bras de l’Indienne, qui sentit ce compliment à la façon de la nature. Les deux femmes s’assirent ensuite sous un térébinthe dans une clairière ; elles parlèrent de leur frère d’Artaguette, que l’une avait sauvé, que l’autre avait amené blessé au camp des Français. Glazirne prononça des paroles magiques de son pays sur la fille de Céluta, sur ce vaisseau à peine ébauché que la flamme avait à demi dévoré dans le chantier de la vie. Puis la négresse ouvrit le haut de sa tunique d’esclave, dans laquelle elle tenait cachée une colombe : elle rendit la liberté à l’oiseau blanc, qui, plein de frayeur, allongeait le cou hors du sein de l’Africaine. Cet emblème d’une âme pure qui s’envole vers les cieux, échappée des prisons de la vie, rappelait en même temps l’idée de la liberté que Glazirne avait perdue.

« Est-ce que tu crois que ma fille va mourir, dit Céluta, puisque la colombe s’est envolée ? »

« Non, dit Glazirne ; la colombe a porté au redoutable Niang les paroles que j’ai murmurées tout bas, pour guérir ta fille. »

« Fais à la mode de ton pays, repartit l’Indienne : je m’y accoutumerai mieux qu’à la mode du pays des blancs. »

Glazirne déroula une feuille de roseau dans laquelle elle avait enveloppé un coquillage de l’océan africain ; elle adressa à cette Fétiche des reproches et des prières. Céluta porte à ses lèvres ce Manitou du malheur. Religion des infortunés, vous êtes partout la même ! les chagrins ont une source commune : cette source est le cœur de l’homme.

Ces femmes sauvages, si remplies des merveilles de Dieu, voulurent endormir leurs enfants : elles les placèrent sur des peaux moelleuses, l’une auprès de l’autre, dans les festons d’une liane fleurie qui descendait des branches d’un vieux liquidambar : le fils de Glazirne tout nu et obscur comme l’ébène, la fille de Céluta parée d’un collier et éclatante comme l’ivoire ; ensuite elles agitèrent doucement le berceau suspendu. Céluta chantait, et la nature lui inspirait à la fois l’air et les paroles de son hymne au Sommeil.

« Enfants, plus heureux que vos mères, que votre sommeil soit également paisible et sans songes ! N’êtes-vous point sur cette branche de fleurs les deux génies de la nuit et de la lumière ? vous êtes blanc et noir comme ces jumeaux célestes.

L’un porte la chevelure dorée du matin ; l’autre couvre son front du léger crêpe du soir. Charmantes nonpareilles, reposez ensemble dans ce nid : soyez plus heureux que vos mères. »

Les accents de la voix de Céluta étaient pleins de mélodie ! ils sortaient de son âme, et son âme était comme une lyre sous la main des anges. Sollicité au repos par le ralentissement graduel du mouvement de la branche, le couple innocent s’endormit : les mères confièrent à la brise le soin de balancer encore leurs gracieux nourrissons.

Mais le maukawis commençait à chanter le réveil de l’aurore : les deux amies songèrent à se séparer. Avant de quitter ce lieu, elles amassèrent quelques pierres pour en faire une marque au siècle futur, et les appelèrent, chacune dans sa langue, l’autel des Femmes Affligées.

L’Africaine promit de revenir. Cependant l’Indienne en vain espéra de revoir sa compagne, sa compagne ne reparut plus. Une fois seulement Céluta crut avoir entendu dans le lointain la voix de Glazirne : il arrive que les vents de l’automne jettent le soir sur nos bords un oiseau de l’autre hémisphère ; nous comptons retrouver au matin l’hôte de la tempête, mais il est déjà remonté sur le tourbillon, et son cri, du milieu des nuages, nous apporte son dernier adieu.

Après deux jours d’attente, Céluta se résolut à poursuivre sa route ; il lui tardait de revoir ses amis. Elle part ; elle franchit des ruisseaux sur des branches entrelacées, légers ponts que les sauvages jettent en passant ; elle traverse des marais en sautant d’une racine à une autre racine ; elle se cache quelquefois auprès d’une habitation où des blancs prennent leur repas dans le champ par eux labouré ; lorsqu’ils se sont retirés, elle accourt avec une nuée de petits oiseaux qui guettaient comme elle les miettes tombées de la table de l’homme. Après une marche longue et pénible elle entre dans ses forêts natales et arrive enfin aux Natchez.

Le premier Indien qu’elle aperçoit, c’est Ondouré. Le bourreau a reconnu la victime ; il s’avance vers elle, et, d’une voix adoucie, il la félicite de son retour. « Où est René ? dit Céluta ; chef cruel, te devais-je rencontrer le premier ! »

« Ton mari, répondit Ondouré avec une modération de langage que ses regards démentaient, ton mari est allé par ordre des sachems chanter le calumet de paix aux Illinois. »

Quand on s’est attendu à quelque malheur, tout ce qui n’est pas ce malheur semble un bien. « Il vit ! » s’écrie Céluta, et elle se sent soulagée.

Les sauvages environnent bientôt la nièce d’Adario ; Mila et Outougamiz fendent la foule et se précipitent dans le sein de leur sœur.

« Je suis la femme de ton frère, s’écrie Mila sanglotant de joie, mais je suis toujours ta petite fille. »

« Tu es la femme de mon frère, dit Céluta avec un mouvement de plaisir dont elle ne se rendit pas compte ; aime-le et partage ses peines ! »

« Oh ! dit Mila, j’ai déjà plus pleuré pour lui