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geur. Un matin, elle vit entrer dans sa cabane le religieux d’une mission lointaine. Ce n’était pas un prêtre d’autant de science que le père Souël, ni d’un zèle à provoquer le martyre ; mais c’était un homme charitable et doux. Il ne se mêlait jamais de ce qui ne le regardait pas, et ne cherchait à convertir les âmes au Seigneur que par l’exemple d’une bonne vie. Il portait la robe et la barbe d’un capucin sans orgueil et sans humilité ; il trouvait tout simple que son ordre eût conservé les usages et les habits d’autrefois, comme il lui semblait tout naturel que ces usages et ces habits eussent changé.

Céluta s’avança au-devant du missionnaire : « Chef de la prière, lui dit-elle, tu m’honores de venir à ma hutte ; mais le maître n’est pas ici, et je crains qu’une femme ne te reçoive pas aussi bien que tu le mérites. » Le Père lui répondit en s’inclinant : « Je ne vous aurais pas importunée de ma visite, si le capitaine d’Artaguette ne m’eût ordonné de vous apporter une lettre de votre mari. »

Céluta rougit d’espérance et de crainte ; elle prit la lettre que le missionnaire lui présentait, et la pressa sur son cœur.

Mila, qui était avec sa sœur dans la cabane, et qui tenait la petite Amélie sur ses genoux, ne voulait pas qu’on se donnât le temps de servir la cassine au religieux, impatiente qu’elle était d’entendre l’explication du collier. Céluta, plus hospitalière, prépara le léger repas.

Tandis qu’elle s’occupait de ce soin, le religieux, voyant la fille de René dans les bras de Mila, la bénit et demanda si cette petite fille était chrétienne. L’enfant ne paraissait point effrayée, et souriait au vieux solitaire. Celui-ci, interrogé par les deux sœurs, fit, les larmes aux yeux, l’éloge du capitaine d’Artaguette et du brave grenadier Jacques. Céluta apprit avec peine que son frère blanc, fixé à un poste éloigné, était souffrant depuis plusieurs mois.

Mila dit au missionnaire : « Chef de la barbe, n’as-tu jamais été repoussé des huttes ? — Mon bâton, répondit le père, est toujours derrière la porte. » Céluta servit la cassine. Quand cela fut fait, elle tira la lettre qu’elle avait mise dans son sein, et pria le Père de la traduire.

Inexplicable contradiction du cœur humain ! Cette femme qui, la veille, s’alarmait du sort de son mari, désirait presque maintenant la continuation de ce silence. Que contenait la lettre ? annonçait-elle le retour prochain de René ? jetait-elle quelque lumière sur le secret d’Outougamiz ? dissiperait-elle ou confirmerait-elle les soupçons qui s’étaient élevés contre René ? Assises devant le missionnaire, les deux sœurs, fixant les yeux sur ses lèvres, écoutaient des sons qui n’étaient pas encore produits. Le Père ouvre la lettre, prend sa barbe dans sa main gauche, élève de sa main droite le papier à la hauteur de ses yeux, et parcourt en silence la première page. À mesure qu’il avançait dans la lecture, on voyait l’étonnement se peindre sur son visage. Céluta était comme le prisonnier de guerre assis sur le trépied avant d’être livré aux flammes ; Mila, perdant toute patience, s’écria : « Explique-nous donc le collier ! Est-ce que tu ne le comprends pas ? » Le père traduisit en natchez ce qui suit :

lettre de rené à céluta
« Au désert, la trente-deuxième neige de ma naissance.

« Je comptais vous attendre aux Natchez ; j’ai été obligé de partir subitement, sur un ordre des sachems. J’ignore quelle sera l’issue de mon voyage : il se peut faire que je ne vous revoie plus. J’ai dû vous paraître si bizarre, que je serais fâché de quitter la vie sans m’être justifié auprès de vous.

« J’ai reçu de l’Europe, à mon retour de la Nouvelle-Orléans, une lettre qui m’a appris l’accomplissement de mes destinées ; j’ai raconté mon histoire à Chactas et au père Souël ; la sagesse et la religion doivent seules la connaître.

« Un grand malheur m’a frappé dans ma première jeunesse ; ce malheur m’a fait tel que vous m’avez vu. J’ai été aimé, trop aimé : l’ange qui m’environna de sa tendresse mystérieuse ferma pour jamais, sans les tarir, les sources de mon existence. Tout amour me fit horreur : un modèle de femme était devant moi, dont rien ne pouvait approcher : intérieurement consumé de passions, par un contraste inexplicable je suis demeuré glacé sous la main du malheur.

« Céluta, il y a des existences si rudes, qu’elles semblent accuser la Providence et qu’elles corrigeraient de la manie d’être. Depuis le commencement de ma vie, je n’ai cessé de nourrir des chagrins : j’en portais le germe en moi, comme l’arbre porte le germe de son fruit. Un poison inconnu se mêlait à tous mes sentiments : je me reprochais jusqu’à ces joies nées de la jeunesse, et fugitives comme elle.

« Que fais-je à présent dans le monde, et qu’y faisais-je auparavant ? j’étais toujours seul ; alors même que la victime palpitait encore au pied de l’autel. Elle n’est plus, cette victime ; mais le tombeau ne m’a rien ôté ; il n’est pas plus inexorable pour moi que ne l’était le sanctuaire. Néanmoins je sens que quelque chose de nécessaire à mes jours a disparu. Quand je devrais me réjouir d’une perte qui délivre deux âmes, je pleure ; je demande