Page:Chateaubriand - Les Natchez, 1872.djvu/151

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comme si on me l’avait ravi, ce que je ne devais jamais retrouver ; je désire mourir ; et dans une autre vie, une séparation qui me tue n’en continuera pas moins l’éternité durante.

« L’éternité ! peut-être, dans ma puissance d’aimer, ai-je compris ce mot incompréhensible. Le ciel a su et sait encore, au moment même où ma main agitée trace cette lettre, ce que je pouvais être : les hommes ne m’ont pas connu.

« J’écris assis sous l’arbre du désert, au bord d’un fleuve sans nom, dans la vallée où s’élèvent les mêmes forêts qui la couvrirent lorsque les temps commencèrent. Je suppose, Céluta, que le cœur de René s’ouvre maintenant devant toi : vois-tu le monde extraordinaire qu’il renferme ? Il sort de ce cœur des flammes qui manquent d’aliment, qui dévoreraient la création sans être rassasiées, qui te dévoreraient toi-même. Prends garde femme, de vertu ! recule devant cet abîme : laisse-le dans mon sein ! Père tout-puissant ! tu m’as appelé dans la solitude ; tu m’as dit : René ! René ! qu’as-tu fait de ta sœur ? Suis-je donc Caïn ? »

continuée au lever de l’aurore

« Quelle nuit ai-je passée ! Créateur, je te rends grâces ; j’ai encore des forces ; puisque mes yeux revoient la lumière que tu as faite ! Sans flambeau pour éclairer ma course, j’errais dans les ténèbres ; mes pas, comme intelligents d’eux-mêmes, se frayaient des sentiers à travers les lianes et les buissons. Je cherchais ce qui me fuit ; je pressais le tronc des chênes ; mes bras avaient besoin de serrer quelque chose. J’ai cru, dans mon délire, sentir une écorce aride palpiter contre mon cœur : un degré de chaleur de plus, et j’animais des êtres insensibles. Le sein nu et déchiré, les cheveux trempés de la vapeur de la nuit, je croyais voir une femme qui se jetait dans mes bras ; elle me disait : « Viens échanger des feux avec moi et perdre la vie ! mêlons des voluptés à la mort ! Que la voûte du ciel nous cache en tombant sur nous ! »

« Céluta, vous me prendrez pour un insensé : je n’ai eu qu’un tort envers vous, c’est de vous avoir liée à mon sort. Vous savez si René a résisté et à quel prodige d’amitié il a cru devoir le sacrifice d’une indépendance qui du moins n’était funeste qu’à lui. Une misère bien grande m’a ôté la joie de votre amour et le bonheur d’être père : j’ai vu avec une sorte d’épouvante que ma vie s’allait prolonger au delà de moi. Le sang qui fit battre mon cœur douloureux animera celui de ma fille : je t’aurai transmis, pauvre Amélie, ma tristesse et mes malheurs ! Déjà appelé par la terre, je ne protégerai point les jours de ton enfance ; plus tard, je ne verrai point se développer en toi la douce image de ta mère, mêlée aux charmes de ma sœur et aux grâces de la jeunesse. Ne me regrette pas : dans l’âge des passions j’aurais été un mauvais guide.

« Céluta, je vous recommande particulièrement Amélie : son nom est un nom fatal. Qu’elle ne soit instruite dans aucun art de l’Europe ; que sa mère lui cache l’excès de sa tendresse : il n’est pas bon de s’accoutumer à être trop aimé Qu’on ne parle jamais de moi à ma fille ; elle ne me doit rien : je ne souhaitais pas lui donner la vie.

« Que René reste pour elle un homme inconnu, dont l’étrange destin raconté la fasse rêver sans qu’elle en pénètre la cause : je ne veux être à ses yeux que ce que je suis, un pénible songe.

« Céluta, il y a dans ma cabane des papiers écrits de ma main : c’est l’histoire de mon cœur ; elle n’est bonne à personne, et personne ne la comprendrait : anéantissez ces chimères.

« Retournez sous le toit fraternel ; brûlez celui que j’ai élevé de mes mains ; semez des plantes parmi ses cendres ; rendez à la forêt l’héritage que j’avais envahi. Effacez le sentier qui monte de la rivière à la porte de ma demeure ; je ne veux pas qu’il reste sur la terre la moindre trace de mon passage. Cependant j’ai écrit un nom sur des arbres, dans la profondeur des bois : il serait impossible de le retrouver ; qu’il croisse donc avec le chêne inconnu qui le porte ! Le chasseur indien s’enfuira à la vue de ces caractères gravés par un mauvais génie.

« Donnez mes armes à Outougamiz : que cet homme sublime fasse, en mémoire de moi, un dernier effort : qu’il vive. Chactas me suivra, s’il ne m’a devancé.

« Si enfin, Céluta, je dois mourir, vous pourrez chercher après moi l’union d’une âme plus égale que la mienne. Toutefois ne croyez pas désormais recevoir impunément les caresses d’un autre homme ; ne croyez pas que de faibles embrassements puissent effacer de votre âme ceux de René. Je vous ai tenue sur ma poitrine au milieu du désert, dans les vents de l’orage, lorsque, après vous avoir portée de l’autre côté d’un torrent, j’aurais voulu vous poignarder pour fixer le bonheur dans votre sein et pour me punir de vous avoir donné ce bonheur. C’est toi, Être suprême, source d’amour et de beauté, c’est toi seul qui me créas tel que je suis, et toi seul me peux comprendre. Oh ! que ne me suis-je précipité dans les cataractes, au milieu des ondes écumantes ! je serais rentré dans le sein de la nature avec toute mon énergie. Oui, Céluta, si vous me perdez, vous resterez veuve : qui pourrait vous environner de cette flamme que je porte avec