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aperçut Adario, qui cheminait lentement, traînant ses lambeaux et s’appuyant sur le bras d’Outougamiz ; elle fut frappée de terreur en remarquant que Mila n’était pas avec eux. Le vieillard penchait vers la terre ; le poids du chagrin paternel avait enfin courbé ce front inflexible : Adario n’était plus qu’un mort resté quelques jours parmi les vivants, pour se venger.

Céluta s’avança vers lui. « Te voilà, ma fille, lui dit-il d’une voix pleine d’une douceur inaccoutumée ; j’allais chez toi, mais, puisque nous sommes auprès de la cabane de ton frère, arrêtons-nous là. Le vieux chasseur commence à trouver la course un peu longue ; il se repose partout où il rencontre un abri. »

Touchée du changement du vieillard, et attendrie par sa bonté, Céluta entra, avec son frère et son oncle, dans la cabane déserte. Ils furent obligés de s’asseoir sur le sol humide : « C’est ma couche de tous les jours, dit Adario ; il faut que je m’habitue à la terre. »

Incertain, pour la première fois de sa vie, le sachem avait l’air de rassembler ses pensées, de chercher ses paroles. Outougamiz, se réveillant comme d’un songe, et reconnaissant le lieu où il était, dit en secouant la tête : « Adario, tu n’es pas prudent de m’avoir amené ici : tu veux que je tue René, et c’est ici même que je lui ai juré une amitié éternelle. J’ai juré depuis, il est vrai, que je le tuerais ; mais, dis-moi, auquel des deux serments dois-je être fidèle ? N’est-ce pas au premier ?

— C’est à ta patrie que tu as fait le dernier, répliqua Adario, et tu l’as prononcé sur les os de tes aïeux.

— Sur des ossements apportés par le jongleur, répondit Outougamiz ; mais étaient-ce ceux de mes ancêtres ? J’ai voulu connaître la vérité. Je suis allé cette nuit sur la tombe de mon père ; je me suis couché sur le gazon. j’ai prêté l’oreille ; mon père était dans sa tombe, car je l’entendais creuser avec ses mains pour venir vers moi. La couche de poussière, entre nous deux, n’était pas plus épaisse qu’une feuille de platane. Je sentais mon cœur refroidir à mesure que le cœur du mort s’approchait de ma poitrine ; il me communiquait ses glaces. J’étais calme et heureux : c’était comme le sommeil.

— Insensé ! s’écria Adario, ton amitié t’égare.

— Pour ce mot-là, dit Outougamiz, ne le prononce jamais, Adario ; tu n’entends rien à l’amitié. Si tu voulais appeler encore mon père en témoignage contre moi, tu te tromperais ; car il a reçu mon serment d’amitié dans cette cabane, ainsi que cette femme, que tu ne daignes seulement pas regarder, et qui pleure… Je vois René ; il vient réclamer, en ce lieu même, le serment que je lui ai fait. Le Manitou d’or s’agite sur ma poitrine : non, mon ami ! non, mon frère ! je ne renie point mon serment ! Approche, que je le renouvelle entre tes mains, entre celle de ma sœur : Je te jure…

— Impie ! s’écrie Adario, lui portant une main ridée à la bouche, crains que la terre ne te dévore comme l’onde a englouti Mila.

— Mila ! dirent à la fois le frère et la sœur.

— Oui, Mila, répète Adario d’une voix inspirée : elle a su le secret, et elle a péri ! »

Outougamiz reste pétrifié ; Céluta inonde la terre de ses larmes. Adario, un bras levé entre son neveu et sa nièce, semble encore proférer le mot qui vient de les anéantir : elle a péri !

Outougamiz se lève, prend sa sœur par la main, la contraint de se lever, la regarde quelque temps en silence et lui dit : « Il ne sera plus aimé. René ! le seul cœur qui t’aimât encore, le seul qui te voulût sauver, le seul qui protestât de ton innocence, a cessé de battre ; car ma sœur et moi nous doutons ; nous sommes sans force, nous ne savons nous décider ni pour la patrie ni pour l’amitié. Céluta, j’ai perdu ma femme, tu as perdu ta compagne, celle qui t’a suivie à la cité des blancs, qui t’a soignée dans mon absence, qui t’a soutenue dans l’absence de cet autre que nous allons tuer. Mila morte ! René mort ! sa petite fille va bientôt mourir ! Chactas, qui s’en va aussi ! Céluta, resterons-nous seuls ? »

Céluta ne pouvait répondre. Outougamiz se tourne vers Adario, toujours assis à terre. Il lève son casse-tête, et dit

— Qui a tué Mila ?

— Athaensic, répond froidement Adario : l’esprit de malheur l’a saisie : elle s’est elle-même précipitée dans le fleuve.

— Si je savais, reprit le jeune sauvage les dents serrées, qu’un homme eût porté la main sur Mila, fût-il mon propre père… Et puis j’irais trouver Chépar et me mettre à la tête des chairs blanches.

Adario, se levant indigné, et secouant ses lambeaux :

— J’ai cru, infâme, que tu n’en voulais qu’à mes cheveux blancs ; je te les livrerais avec joie, afin de t’engager à garder le secret, à sauver la patrie. Je me disais : Il lui faut une libation de sang pour satisfaire au premier serment qu’il a fait : qu’il la puise à mes veines ! Mais que l’ombre même de la pensée de trahir ton pays ait pu passer dans ton lâche cœur !… Retire-toi, scélérat ! je te vais livrer aux sachems, qui te voulaient faire périr avec ta sœur lorsqu’ils ont appris l’indiscrétion du prêtre. J’avais juré de votre vertu, je m’étais engagé pour elle ; je venais demander à Céluta le serment du secret : vous êtes deux traîtres, et je vous abandonne.