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flèche qui siffle à mon oreille ? Non, c’est la balle qui fuit devant la raquette. Ô mon œil, sois attentif à la balle, ou je t’arracherai. Que dirait la raquette, si elle restait veuve de la balle qu’elle aime ?

les jeunes guerriers

Empruntons les pieds du chevreuil pour marier la raquette à la balle.

un prêtre

Les femmes étaient nées d’abord sans la moitié de leurs grâces : un jour, le génie de l’amour jouait à la balle dans les bois du ciel ; la balle va frapper à la poitrine la plus jeune des épouses du génie : le globe se transforme en un double sein, dont la bouche d’un nouveau-né fit éclore le dernier charme.

un guerrier

La balle est un jeu noble et viril ; mais qui pourrait chanter les osselets ? C’est aux osselets que l’on gagne les richesses, c’est aux osselets qu’on obtient une tendre épouse.

les sachems

C’est aux osselets qu’on perd la raison ; c’est aux osselets qu’on vend sa liberté.

les jongleurs

Deux parts ont été faites de nos destinées : l’une bonne, l’autre mauvaise. Le Grand Esprit mit la première dans un osselet blanc, la seconde dans un osselet noir. Chaque homme en naissant, avant qu’il ait les yeux ouverts, prend son osselet dans la main du Grand Esprit.

Les sachems

Qu’importe que l’osselet de notre destinée soit noir ou blanc ? Nous jouons dans la vie assis sur une tombe ; à peine avons-nous tiré notre osselet heureux ou fatal, la Mort, qui marque la partie, nous le redemande.

Les joueurs se séparent en deux bandes ; les Natchez d’un côté, les Chicassaws de l’autre. À un signal donné, le plus adroit des guerriers natchez, placé à son poteau, frappe d’un coup de raquette la balle qui fuit, comme le plomb sort du tube enflammé des chasseurs ; un Chicassaws la reçoit et la renvoie avec la même rapidité. Elle est repoussée vers les Chicassaws, qui la reprennent de nouveau. Un mouvement général commence ; la balle est chassée et rechassée : tantôt elle vole horizontalement, et vous verriez les joueurs se baisser tour à tour comme des épis sous le passage d’une brise ; tantôt elle est lancée au ciel à perte de vue : tous les yeux sont levés pour la découvrir dans les airs, toutes les mains tendues pour la recevoir dans sa chute. Soudain des guerriers se jettent à l’écart, se groupent, s’entremêlent, se déploient, se rassemblent encore ; la balle saute à petits bonds sur leurs raquettes jusqu’au moment où un bras vigoureux, la dégageant du conflit, la reporte au centre de l’arène. Les cris d’espérance ou de crainte, les applaudissements et les risées, le bruit de la course, le sifflement de la balle, les coups de raquette, la voix des marqueurs, les ronflements de la conque, font retentir les bois.

Au milieu de ce bruit et de ce mouvement les âmes étaient diversement occupées ; les Français jouissaient en pleine confiance de ce spectacle, tandis que les conjurés comptaient leurs victimes. Il n’y avait rien de plus affreux que ces plaisirs qui couvraient le massacre de toute une colonie. Que d’hommes ont pris pour un jour de fête celui qui devait leur apporter la mort !

Les jeux furent suspendus pour le festin, servi à l’ombre d’une futaie d’érables, au bord d’un courant d’eau, ils recommencèrent ensuite ; on ne savait de quel côté se déciderait la victoire, dont le prix était réglé à mille peaux de bêtes sauvages. Tout à coup le spectacle est interrompu ; les sachems se lèvent ; la foule se porte vers la colline du nord ; on entend répéter ces mots : « Voici notre père, voici Chactas ! Hélas ! il est mourant ! Outougamiz vient d’annoncer son arrivée. »

En effet, Outougamiz, qui n’avait pas rejoint René, avait rencontré le sachem, que portait une troupe de jeunes Chéroquois. La réputation de Chactas était telle, que le commandant français lui-même suivit la multitude pour aller au-devant du vieillard. La foule poussait des cris d’amour sur le passage de l’homme vénérable, mais les yeux étaient remplis de larmes, car on voyait que Chactas n’avait plus que quelques heures à vivre : son visage toujours serein annonçait l’extrême fatigue et la décrépitude ; sa voix était si faible qu’on avait de la peine à l’entendre. Cependant le sachem répondait avec sa bonté et son calme ordinaires à ceux qui lui adressaient la parole. Un jeune guerrier remarquant que les cheveux argentés du vieillard avaient encore blanchi : « C’est vrai, mon enfant, dit Chactas ; j’ai pris ma parure d’hiver, et je