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posent sur les quatre épaules des sachems à genoux ; ceux-ci se relèvent, et montrent à la foule ce qui n’était plus qu’une idole pour la patrie. Les quatre vieillards libres appuyaient de leurs bâtons, comme avec des arcs-boutants, le lit de Chactas : le cercueil, traîné sur des roues, suivait son maître comme le char vide du triomphateur. On marche aux bocages de la Mort.

La tombe avait été marquée près du ruisseau de la Paix ; la fosse était large et profonde, les parois en étaient tapissées des plus belles pelleteries. Les huit sachems de la mort déposèrent leur frère dans le cercueil, que l’on planta debout à la tête de la fosse ouverte. Le vieillard ainsi placé ressemblait à une statue dans un tabernacle. Les jeux funèbres commencèrent le long d’une vallée verte qui se prolonge à travers les bocages.

Ces jeux s’ouvrirent par la lutte des jeunes filles ; la course des guerriers suivit la lutte, et le combat de l’arc, la course.

À un poteau peint de diverses couleurs était attaché par un pied, au bout d’une longue corde, un écureuil, symbole de la vie chez les sauvages. L’animal agile tournait autour du poteau, descendait, remontait, descendait encore, sautait, courait sur le gazon, puis regagnait le haut du poteau, où il se tenait planté sur les pieds de derrière, en se couvrant de sa queue de soie : c’était le but que la flèche devait atteindre et dont la mobilité fatiguait les regards. Un arc de bois de cyprès était le prix désigné au vainqueur.

Ce prix, ainsi que celui de la course, fut remporté par Outougamiz, qui disait à Céluta : « À qui l’offrirai-je ? Mila est morte, René est absent, et je dois tuer mon ami s’il revient. »

Tandis qu’on était occupé de ces jeux, on vit arriver le grand-prêtre, l’air effaré, le vêtement en désordre, cherchant et demandant partout le tuteur du Soleil ; on le lui montra dans la foule. Il courut à lui, l’entraîna au fond d’un des bocages, d’où il sortit avec lui quelque temps après. Ondouré paraissait ému ; on le vit se pencher à l’oreille d’Adario et parler à plusieurs autres sachems. Le jongleur déclara qu’il avait vu des signes dans le ciel, que les augures n’étaient pas favorables ; qu’il fallait abréger la cérémonie.

On se hâta de faire au trépassé les présents d’usage. Chactas fut descendu dans son dernier asile ; et, tandis qu’on élevait le mont du tombeau, le jongleur entonnait l’hymne de la mort.

le grand-prêtre.

Est-ce un fantôme que j’aperçois, ou n’est-ce rien ? C’est un fantôme ! À moitié sorti d’une tombe fermée, il s’élève de la pierre sépulcrale comme une vapeur. Ses yeux sont le vide, sa bouche est sans langue et sans lèvres ; il est muet, et pourtant il parle ; il respire, et il n’a point d’haleine ; quand il aime, au lieu de donner l’être, il donne le néant. Son cœur ne bat point. Fantôme, laisse-moi vivre !

une jeune fille.

Ma sœur, vois-tu ce petit ruisseau qui se perd tout à coup dans le sable ? Comme il est charmant le long de ses rivages semés de fleurs ! Mais comme il disparaît vite ! Entre son berceau caché sous les aunes et son tombeau sous l’érable, on compte à peine seize pas.

chœur des jeunes filles.

Nous avons vu la jeune Ondoïa : ses lèvres étaient pâles, ses yeux ressemblaient à deux gouttes de rosée troublées par le vent sur une feuille d’azaléa. Nous la vîmes entrouvrir un peu la bouche et rester la tête penchée. Nos mères nous dirent que c’était là mourir, qu’une seule nuit avait ainsi fané la jeune fille. Mère, est-ce qu’il est doux de mourir ?

les jeunes guerriers.

Qu’il est insensé, celui qui s’écrie : « Sauvez-moi de la mort ! » Il devrait plutôt dire : « Sauvez-moi de la vie ! » Ô mort ! que tu es belle au milieu des combats ! que tu nous paraissais éloquente lorsque tu nous parlais de la patrie, en nous montrant la gloire !

les enfants.

Il nous faut un berceau de trois pieds ; notre tombeau n’est pas plus long. Notre mère nous suffit pour nous porter dans ses bras aux bocages de la mort. Nous tomberons de son sein sur le gazon de la tombe, comme une larme du matin tombe de la tige d’un lis parmi l’herbe où elle se perd.

les sachems.

La mort est un bien pour les sages ; lui plaire est leur unique étude ; ils passent toute leur vie à en contempler les charmes. Cet infortuné se roule sur sa couche ; ses yeux sont ardents, jamais ses paupières ne les recouvrent ; son cœur est plein de soupirs : mais tout à coup les soupirs de son cœur s’exhalent ; ses yeux se ferment doucement ; il s’allonge