Page:Chateaubriand - Les Natchez, 1872.djvu/172

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ordinaire de la morsure du serpent à sonnettes, était marquée de taches noires, vertes et jaunes ; une teinte livide et luisante couvre ces taches, comme le vernis couvre un tableau. Les doigts de la femme coupable étaient crevés ; une écume impure sortait de sa bouche : les chasseurs contemplaient avec horreur le vice châtié de la main du Grand-Esprit.

Céluta, qui revenait des bois voisins et qui regagnait sa cabane par la levée du marais, fut un nouveau témoin envoyé du ciel à cette scène. À l’aspect de la femme punie, elle fut saisie d’une pitié profonde, et lui prodigua des soins et des secours. Akansie, reconnaissant la généreuse Indienne, fit des efforts extraordinaires pour parler ; mais sa langue enflée ne laissait sortir de sa bouche que des sons inarticulés. Lorsqu’elle s’aperçut qu’elle ne se pouvait faire entendre, le désespoir s’empara d’elle ; elle se roula sur la terre, qu’elle mordait dans les convulsions de la mort.

« Grand-Esprit, s’écria Céluta, accepte le repentir de cette pauvre femme ! pardonne-lui comme je lui pardonne, si jamais elle m’a offensée ! »

À cette prière, des espèces de larmes voulurent couler des yeux d’Akansie ; il se répandit sur son front une sérénité qui l’aurait embellie si quelque chose avait pu effacer l’horreur de ses traits. Ses lèvres ébauchèrent un sourire d’admiration et de gratitude : elle expira sans douleur, mais en emportant le fatal secret. Ondouré, délivré de ses craintes, remercia intérieurement le ciel, épouvanté de sa reconnaissance. Céluta, reprenant le chemin de sa retraite, disait au soleil qui se levait : « Soleil, tu viens de voir en deux matins la mort de Chactas et celle d’Akansie ; rends la mienne semblable à la première. »

Ondouré fit avertir les parents de la femme-chef d’enlever le corps d’Akansie. Afin de ne pas effrayer l’imagination des conjurés par le spectacle d’une seconde pompe funèbre, les sachems décidèrent que les funérailles (qui ne devaient jamais être célébrées) n’auraient lieu qu’après le massacre.

Devenu plus puissant que jamais par la mort de la femme-chef, le tuteur du soleil, ne se souvenant ni d’avoir été aimé d’Akansie ni de l’avoir assassinée, se rendit à la vallée des Bois. Les jeux avaient recommencé : Outougamiz, par ordre des vieillards, s’était venu mêler à ces jeux. Quelques moments de réflexion lui avaient suffi pour le tranquilliser sur le pieux larcin de sa sœur ; il lui semblait moins nécessaire d’en instruire immédiatement le conseil, puisque René n’était pas arrivé et que Céluta ne pouvait confier le secret à René absent. En supposant même le retour du frère d’Amélie, Outougamiz avait une telle confiance dans la vertu de Céluta, qu’il était sûr qu’elle se tairait, même après avoir rendu le secret plus fatal. Enfin, quand Outougamiz se hâterait de tout apprendre aux sachems, les sachems feraient peut-être mourir Céluta sans utilité pour personne, car le massacre n’en aurait pas moins lieu. Et qui pouvait dire s’il était bon ou mauvais que le jour de ce massacre fût retardé ou avancé pour le destin du guerrier blanc ?

Telles étaient les réflexions d’Outougamiz. Le frère et la sœur comptaient maintenant chaque heure écoulée ; ils regardaient si le soleil baissait à l’horizon, si l’éphémère, qui sort des eaux à l’approche du soir, commençait à voler dans les prairies ; ils se disaient : « Encore un moment passé, et René n’est pas revenu ! » Nos illusions sont sans terme ; détrompés mille fois par l’amertume du calice, nous y reportons sans cesse nos lèvres avides.

Les ennemis s’étant refusés à recevoir le calumet de paix, René avait renvoyé les guerriers porteurs des présents pour les Illinois, et il revenait seul aux Natchez. Accablé du passé, n’espérant rien de l’avenir, insensible à tout, hors à la raison de Chactas, à l’amitié d’Outougamiz et à la vertu de Céluta, il ne soupçonnait pas qu’on en voulut à sa vie ; ses ennemis étaient loin de savoir à leur tour à quel point il y tenait peu. Les Natchez l’accusaient de crimes imaginaires ; ils l’avaient condamné pour ces crimes, et il ne pensait pas plus aux Natchez qu’au reste du monde ; ses idées comme ses désirs habitaient une région inconnue.

Un jour, dans la longue route qu’il avait à parcourir, il arriva à une grande prairie dépouillée d’arbres ; on n’y voyait qu’une vieille épine couverte de fleurs tardives, qui croissait sur le bord d’un chemin indien. Le soleil approchait de son couchant lorsque le frère d’Amélie parvint à cette épine. Résolu de passer la nuit dans ce lieu, il aperçut un gazon sur lequel étaient déposées des gerbes de maïs ; il reconnut la tombe d’un enfant et les présents maternels. Remerciant la Providence de l’avoir appelé au festin des morts, il s’assit entre deux grosses racines de l’épine, qui se tordaient au-dessus de la terre. La brise du soir soufflait par intervalles dans le feuillage de l’arbre ; elle en détachait les fleurs, et ces fleurs tombaient sur la tête de René en pluie argentée. Après avoir pris son repas, le voyageur s’endormit au chant du grillon.

La mère, qui avait couché l’enfant sous l’herbe au bord du chemin, vint à minuit apporter des dons nouveaux et humecter de son lait le gazon de la tombe. Elle crut distinguer une espèce d’ombre ou de fantôme étendu sur la terre ; la frayeur la saisit, mais l’amour maternel, plus fort que la frayeur, l’empêche de reculer. S’avançant à pas silencieux vers l’objet inconnu, elle vit un jeune