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blancs ; mon cœur s’en est affligé. Mais sommes-nous certains que nous n’avons rien à nous reprocher nous-mêmes ? Avons-nous fait tout ce que nous avons pu pour demeurer libres ? Est-ce avec des mains pures que nous prétendons lever la hache d’Areskoui ? Mes enfants (car mon âge et mon amour pour vous me permettent de vous donner ce nom), je déplore la perte de l’innocente simplicité qui faisait la beauté de nos cabanes. Qu’auraient dit nos pères s’ils avaient découvert dans une matrone les signes qui viennent de troubler le conseil ? Femme, portez ailleurs l’égarement de vos esprits ; ne venez point au milieu des sachems, avec le souffle de vos passions, tirer des plaintes du feuillage flétri des vieux chênes.

« Et toi, jeune chef, qui as osé prendre la parole avant les vieillards, crois-tu donc tromper Chactas ? Tremble que je ne dévoile ton âme, aussi creuse que le rocher où se renferme l’ours du Labrador !

« Préparons-nous aux jeux d’Areskoui, exerçons notre jeunesse, faisons des alliances avec de puissants voisins ; mais auparavant prenons les sentiers de la paix : renouons la chaîne d’alliance avec Chépar ; qu’il parle dans la vérité de son cœur, qu’il dise dans quel dessein il rassemble ses guerriers. Mettons les manitous équitables de notre côté, et si nous sommes enfin forcés à lever la hache, nous combattrons avec l’assurance de la victoire ou d’une mort sainte, la plus belle et la plus certaine des délivrances. J’ai dit. »

Chactas jette un collier bleu, symbole de paix, au milieu de l’assemblée, et se rassied. Tous les guerriers étaient émus : « Quelle expérience ! disaient les uns ; quelle douceur et quelle autorité ! disaient les autres. Jamais on ne retrouvera un tel sachem. Il sait la langue de toutes les forêts ; il connaît tous les tombeaux qui servent de limites aux peuples, tous les fleuves qui séparent les nations. Nos pères ont été plus heureux que nous : ils ont passé leur vie avec sa sagesse ; nous, nous ne le verrons que mourir. » Ainsi parlaient les guerriers.

L’avis de Chactas fut adopté : quatre députés portant le calumet de paix furent envoyés au fort Rosalie. Mais Areskoui, fidèle aux ordres de Satan, riant d’un rire farouche, suivait à quelque distance les messagers de paix avec la Trahison, la Peur, la Fuite, les Douleurs et la Mort.

Cependant le prince des enfers était arrivé aux extrémités du monde, sous le pôle, dont l’intrépide Cook mesura la circonférence à travers les vents et les tempêtes. Là, au milieu des terres australes qu’une barrière de glaces dérobe à la curiosité des hommes, s’élève une montagne qui surpasse en hauteur les sommets les plus élevés des Andes dans le Nouveau-Monde, ou du Thibet dans l’antique Asie.

Sur cette montagne est bâti un palais, ouvrage des puissances infernales. Ce palais a mille portiques d’airain ; les moindres bruits viennent frapper les dômes de cet édifice dont le silence n’a jamais franchi le seuil.

Au centre du monument est une voûte tournée en spirale, comme une conque, et faite de sorte que tous les sons qui pénètrent dans le palais y aboutissent : mais, par un effet du génie de l’architecte des mensonges, la plupart de ces sons se trouvent faussement reproduits ; souvent une légère rumeur s’enfle et gronde en entrant par la voie préparée aux éclats du tonnerre, tandis que les roulements de la foudre expirent, en passant par les routes sinueuses destinées aux faibles bruits.

C’est là que, l’oreille placée à l’ouverture de cet immense écho, est assis sur un trône retentissant un démon, la Renommée. Cette puissance, fille de Satan et de l’Orgueil, naquit autrefois pour annoncer le mal : avant le jour où Lucifer leva l’étendard contre le Tout-Puissant, la Renommée était inconnue. Si un monde venait à s’animer ou à s’éteindre ; si l’Éternel avait tiré un univers du néant ou replongé un de ses ouvrages dans le chaos ; s’il avait jeté des soleils dans l’espace, créé un nouvel ordre de séraphins, essayé la bonté d’une lumière, toutes ces choses étaient aussitôt connues dans le ciel, par un sentiment intime d’admiration et d’amour, par le chant mystérieux de la céleste Jérusalem. Mais, après la rébellion des mauvais anges, la Renommée usurpa la place de cette institution divine. Bientôt précipitée aux enfers, ce fut elle qui publia dans l’abîme la naissance de notre globe, et qui porta l’ennemi de Dieu à tenter la chute de l’homme. Elle vint sur la terre avec la Mort, et dès ce moment elle établit sa demeure sur la montagne, où elle entend et répète confusément ce qui se passe sur la terre, aux enfers et dans les cieux.

Satan, arrivé au palais, pénètre jusqu’au lieu où veillait la Renommée.

« Ma fille, lui dit-il, est-ce ainsi que tu me sers ? Peux-tu ignorer les projets que je médite ? Toi seule n’as point paru dans l’assemblée des puissances infernales. Cependant, fille ingrate, pour qui travaillé-je en ce moment, si ce n’est pour toi ? Quel est l’ange que j’ai aimé plus tendrement que je ne t’aime ? Lorsque l’orgueil, mon premier amour, te donna naissance, je te pris sur mes genoux, je te prodiguai les caresses d’un père. Hâte-toi donc de me prouver que tu n’as pas rompu les liens qui nous unissent. Viens, suis-moi ; le temps presse il faut que tu parles, il faut que tu répètes ce que je t’apprendrai ; ton silence peut mettre en danger mon empire. »

Le démon de la renommée, souriant au prince