Page:Chateaubriand - Les Natchez, 1872.djvu/30

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vait être, trop forte encore pour l’univers, menaçait de le consumer. Emmanuel pria Jéhovah de reployer ses rayons et de n’en laisser échapper qu’un seul. Le Fils prit ce rayon dans sa main, le rompit, et du brisement s’échappa une goutte de feu, que le Fils nomma soleil.

Alors brilla dans les cieux ce luminaire qui lie les planètes autour de lui, par les fils invisibles qu’il tire sans interruption de son sein inépuisable. Je reçus l’ordre de m’asseoir à son foyer, moins pour veiller à la marche des sphères que pour empêcher leur destruction : car, lorsque Jéhovah, rentré dans la profondeur de son immensité, appelle à lui ses deux autres principes, lorsqu’il enfante avec eux ces pensées qui donnent la vie à des millions d’âmes et de mondes, dans ces moments de conception du Père, il sort de tels feux du tabernacle, que tout ce qui est créé serait dévoré. Placé au centre du soleil, je me hâte d’étendre mes ailes et de les interposer entre la création et l’effusion brûlante, afin de prévenir l’embrasement des globes. L’ombre de mes ailes forme dans l’astre du jour ces taches que les hommes découvrent et que, dans leur science vaine, ils ont diversement expliquées.

Ainsi s’entretenaient les deux anges, et cependant Catherine des Bois et Geneviève touchaient au disque du soleil.

Peuple guerrier et plein de génie, Français, c’est sans doute un esprit puissant, un conquérant fameux, qui protège du haut du ciel votre double empire ? Non ! c’est une bergère en Europe, une fille sauvage en Amérique. Geneviève du hameau de Nanterre, et vous, Catherine des bois canadiens, étendez à jamais votre houlette et votre crosse de hêtre sur ma patrie ; conservez-lui cette naïveté, ces grâces naturelles qu’elle tient sans doute de ses patronnes !

Née d’une mère chrétienne et d’un père idolâtre sous le toit d’écorce d’une famille indienne, Catherine, élevée dans la religion de sa mère, annonça dès son enfance que l’époux céleste l’avait réservée pour ses chastes embrassements. À peine avait-elle accompli quatre lustres, qu’elle fut appelée dans ces domaines incorruptibles, où les anges célèbrent incessamment les noces de ces femmes qui ont divorcé avec la terre pour s’unir au ciel. Les vertus de Catherine resplendirent après sa mort ; Dieu couvrit son tombeau de miracles riches et éclatants, en proportion de la pauvreté et de l’obscurité de la sainte ici-bas. Elle fut publiquement honorée comme patronne du Canada ; on lui rendit un culte au bord d’une fontaine, sous le nom de la Bonne Catherine des Bois. Cette vierge ne cesse de veiller au salut de la Nouvelle-France et de s’intéresser aux habitants du désert. Elle revenait alors du séjour des hommes avec Geneviève.

Les patronnes des fils de saint Louis s’étaient alarmées des malheurs dont Satan menaçait l’empire français en Amérique : un même mouvement de charité les emportait aux célestes habitacles pour implorer la miséricorde de Marie. Tristes, autant que des substances spirituelles peuvent ressentir notre douleur, elles versaient ces larmes intérieures dont Dieu a fait présent à ses élus ; elles éprouvaient cette sorte de pitié que l’ange ressent pour l’homme, et qui, loin de troubler la pacifique Jérusalem, ne fait qu’ajouter aux félicités qu’on y goûte.

Geneviève porte encore dans sa main sa houlette garnie de guirlandes de lierre ; mais cette houlette est plus brillante que le sceptre d’un monarque de l’Orient. Les roses qui couronnent le front de la fille des Gaules ne sont plus les roses fugitives dont la bergère se parait aux champs de Lutèce ; ce sont ces roses qui ne se fanent jamais, et qui croissent dans les campagnes merveilleuses, sur les pas de l’Agneau sans tache. Geneviève, une nue blanche forme ton vêtement ; des cheveux d’un or fluide accompagnent divinement ta tête : à travers ton immortalité on reconnaît les grâces pleines d’amour, les charmes indicibles d’une vierge française !

Plus simple encore que la patronne de la France policée est peut-être la patronne de la France sauvage. Catherine brille de cet éclat qui apparut en elle lorsqu’elle eut cessé d’exister. Les fidèles accourus à sa couche de mort lui virent prendre une couleur vermeille, une beauté inconnue qui inspirait le goût de la vertu et le désir d’être saint. Catherine retint, avec la transparence de son corps glorieux, la tunique indienne et la crosse du labour : fille de la solitude, elle aime celui qui se retira au désert avant de s’immoler au salut des hommes.

Ainsi voyagent ensemble les deux saintes : l’une, qui sauva Paris d’Attila, Geneviève, qui précéda le premier des rois très chrétiens ; qui, dans une longue suite de siècles, opposa l’obscurité et la vertu de ses cendres à toutes les pompes et à toutes les calamités de la monarchie de Clovis : l’autre, qui ne devança sur la terre que de peu d’années le dernier des rois très chrétiens ; Catherine, qui ne sait que l’histoire de quelques apôtres de la Nouvelle-France, semblables à ceux que vit la pastourelle de Nanterre lorsque l’Évangile pénétra dans les vieilles Gaules.

Les épouses du Seigneur se chargèrent du message de l’ange de l’Amérique, qui se précipita aussitôt sur la terre, tandis qu’elles continuèrent leur route vers le firmament.