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infortunés plutôt que pour des hommes haïs du Grand-Esprit à cause de leurs injustices : il y a dans la douleur un accent auquel on ne se peut tromper. D’ailleurs, ils me semblaient bien nombreux, ces hommes : y aurait-il tant de cœurs amis du mal ? »

« Ononthio repartit : « On compte plusieurs milliers de Français ainsi condamnés à l’exil ; on les bannit parce qu’ils veulent adorer Dieu à des autels nouvellement élevés[1]. »

« ― Ainsi, m’écriai-je, c’est la voix de plusieurs milliers de Français malheureux que je viens d’entendre au milieu de cette pompe française ! Ô nation incompréhensible ! d’une main vous faites des libations au Manitou des joies, de l’autre vous arrachez vos frères à leur foyer ! vous les forcez d’abandonner, avec toutes sortes de misères, leurs génies domestiques ! »

« ― Chactas ! Chactas ! s’écria vivement Ononthio, on ne parle point de cela ici. »

« Je me tus, mais le reste des jeux me parut empoisonné : incapable de fixer mes pensées sur les mœurs et les lois des Européens, je regrettai amèrement ma cabane et mes déserts.

« Nous nous retrouvâmes avec délices chez Ononthio. Heureux, me disais-je en cédant au sommeil, heureux ceux qui ont un arc, une peau de castor et un ami !

« Le lendemain, vers la première veille de la nuit, Ononthio me fit monter avec lui sur son traîneau, et nous arrivâmes au portique d’une longue cabane[2] qu’inondaient les flots des peuples. Par d’étroits passages, éclairés à la lueur de feux renfermés dans des verres, nous pénétrons jusqu’à une petite hutte[3] tapissée de pourpre, dont une esclave nous ouvrit la porte.

« À l’instant je découvre une salle où quatre rangs de cabanes semblables à celles où j’entrais étaient suspendus aux contours de l’édifice : des femmes d’une grande beauté, des héros à la longue chevelure et chargés de vêtements d’or, brillaient dans les cabanes à la clarté des lustres. Au-dessous de nous, au fond d’un abîme, d’autres guerriers debout et pressés ondulaient comme les vagues de la mer. Un bruit confus sortait de la foule ; de temps en temps des voix, des cris plus distincts se faisaient entendre, et quelques fils de l’Harmonie, rangés au bas d’un large rideau, exécutaient des airs tristes qu’on n’écoutait pas.

« Tandis que je contemplais ces choses si nouvelles pour moi, tandis qu’Ononthio et ses amis étudiaient dans mes yeux les sensations d’un sauvage, un sifflement tel que celui des perruches dans nos bois part d’un lieu inconnu : le rideau se replie dans les airs comme le voile de la Nuit, touché par la main du Jour.

« Une cabane soutenue par des colonnes se découvre à mes regards. La musique se tait ; un profond silence règne dans l’assemblée. Deux guerriers, l’un jeune, l’autre déjà atteint par la vieillesse, s’avancent sous les portiques. René, je ne suis qu’un sauvage, mes organes grossiers ne peuvent sentir toute la mélodie d’une langue parlée par le peuple le plus poli de l’univers ; mais, malgré ma rudesse native, je ne saurais te dire quelle fut mon émotion lorsque les deux héros vinrent à ouvrir leurs lèvres au milieu de la hutte muette. Je crus entendre la musique du ciel : c’était quelque chose qui ressemblait à des airs divins, et cependant ce n’était point un véritable chant ; c’était je ne sais quoi qui tenait le milieu entre le chant et la parole. J’avais ouï la voix des vierges de la solitude durant le calme des nuits ; plus d’une fois j’avais prêté l’oreille aux brises de la lune lorsqu’elles réveillent dans les bois les génies de l’harmonie ; mais ces sons me parurent sans charmes auprès de ceux que j’écoutais alors.

« Mon saisissement ne fit qu’augmenter à mesure que la scène se déroula. Ô Atala ! quel tableau de passion, source de toutes nos infortunes ! Vaincu par mes souvenirs, par la vérité des peintures, par la poésie des accents, les larmes descendirent en torrents de mes yeux : mon désordre devint si grand qu’il troubla la cabane entière.

« Lorsque le rideau retombé eut fait disparaître ces merveilles, la plus jeune habitante d’une hutte voisine de la nôtre me dit : « Mon cher Huron, je suis charmée de toi, et je te veux avoir ce soir à souper, avec celui que tu appelles ton père. » Ononthio me prit à part, et me raconta que cette femme gracieuse était une célèbre ikouessen chez laquelle se réunissait la véritable nation française. Ravi de la proposition, je répondis à l’ikouessen : « Amante du plaisir, tes lèvres sont trop aimables pour recevoir un refus. Tu excuseras seulement ma simplicité, parce que je viens des grandes forêts. »

« Dans ce moment la toile s’enleva de nouveau. Je fus plus étonné du second spectacle que je ne l’avais peut-être été du premier, mais je le compris moins. Les passions que vous appelez tragiques sont communes à tous les peuples, et peuvent être entendues d’un Natchez et d’un Français ; les pleurs sont partout les mêmes, mais les ris diffèrent selon les temps et les pays.

« Les jeux finis, l’ikouessen s’enveloppa dans un

  1. Les protestants. Révocation de l’édit de Nantes, dragonnades.
  2. Un théâtre.
  3. Une loge.