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je te veux faire connaître les caractères des personnages que tu vois ici ; ils te donneront une idée de ce siècle et de ma patrie.

« Remarque d’abord ces guerriers qui sont nonchalamment étendus sur cette demi-couche d’édredon : ce sont les enfants des Jeux et des Ris ; ils tiennent l’immortalité de leur naissance, car, bien qu’ils te paraissent déjà vieux, ils sont toujours jeunes comme les Grâces, leurs mères. Retirés loin du bruit dans un faubourg paisible, ils passent leurs jours assis à des banquets. Les tempes ornées de lierre et le front couronné de fleurs, ils mêlent à des vins parfumés l’eau d’une source que les hommes nomment Hippocrène, et les dieux, Castalie. Toutefois tu te tromperais, Chactas si tu prenais ces hommes pour des efféminés sans courage. Nul guerrier n’est peut-être moins qu’eux attaché à la vie ; ils la briseraient avec la même insouciance que les vases fragiles qu’ils s’amusent quelquefois à fracasser dans les festins. »

« Emerveillé de la fine peinture de mon curieux démonstrateur, je regardais avec intérêt ces hommes[[1], qui présentaient un caractère inconnu chez les sauvages ; mais mon hôte m’arracha à ces réflexions pour me faire observer une espèce d’ermite qui causait avec l’ikouessen. « Il a été prêtre, me dit-il, il va devenir roi, et avant qu’il s’ennuie de son second bandeau, il vit en simple jongleur[2]. Quant à cet autre guerrier si vieux, dont les pieds sont supportés par un coussin de velours, c’est un étranger nouvellement arrivé. Son père conduisit un monarque à l’échafaud, et mit sur sa tête la couronne qu’il avait abattue[3]. Richard, plus sage qu’Olivier, a préféré le repos à l’agitation d’une vie éclatante : rentré dans l’état obscur de ses aïeux, il n’estime la gloire de son père qu’autant qu’il la compte au nombre de ses plaisirs. »

« Par Michabou[4], m’écriai-je, voici un étrange mélange ! il ne manquait ici qu’un sauvage comme moi. » Mon exclamation fit rire l’observateur des hommes, qui me répondit : « Tu es loin, mon cher Chactas, d’avoir tout vu : quelle que soit ton envie de connaître, on la peut aisément rassasier. Ces quatre hommes appuyés contre cette table d’albâtre sont les quatre artistes qui ont créé les merveilles de Versailles : l’un en a élevé les colonnes, l’autre en a dessiné les jardins, le troisième en a sculpté les statues, le quatrième en a peint les tableaux[5].

« Regarde assis à leurs pieds, sur ces tapis d’Orient, ces hommes au visage bronzé et aux robes de soie : ils sont venus des portes de l’Aurore, comme toi de celles du Couchant, eux pour être ambassadeurs à notre cour[6], toi pour servir sur nos galères, mais eux et toi pour payer également un tribut à notre génie et faire de ce siècle un siècle à jamais miraculeux. Du reste, ces sauvages de l’Inde sont plus heureux aujourd’hui que ceux de la Louisiane, car ils trouvent du moins ici à parler le langage de leur patrie. Ces guerriers blancs qui s’entretiennent avec eux sont des voyageurs qui ont recueilli les simples des montagnes ou les débris de l’antiquité[7].

« Ces autres hommes, resserrés dans l’embrasure de cette fenêtre, sont des savants que la munificence de notre roi a été chercher jusque dans une terre ennemie pour les combler de bienfaits. Les lettres qu’ils tiennent à la main et qu’ils parcourent avec tant d’intérêt sont la correspondance de plusieurs sachems qui, bien que nés dans des pays divers, forment en Europe une illustre république dont Paris est le centre. Par ces lettres ils s’apprennent mutuellement leurs découvertes : l’un d’entre eux, au moment où je te parle, vient de trouver le vrai système de la nature, et un autre lui a fait passer en réponse ses calculs sur l’infini[8].

Non loin de ces étrangers, tu peux remarquer un homme qui raisonne avec une grande force : c’est un fameux sachem, de ceux que nous appelons philosophes. Albion est sa patrie, mais depuis quelque temps il s’est exilé sur les rives bataves, d’où il est venu rendre hommage à la France[9].

« Eh bien ! continua notre hôte, que penses-tu maintenant de notre nation ? Trouves-tu ici assez d’hommes et de choses extraordinaires ? Des prélats aussi différents de talents que de principes, des gens de lettres remarquables par le contraste de leur génie, des bureaux de beaux esprits en guerre, des filles de la volupté intriguant avec des moines auprès du trône, des courtisans se disputant leurs dépouilles mutuelles, des généraux divisés, des magistrats qui ne s’entendent pas, des ordonnances admirables, mais transgressées, la loi proclamée souveraine, mais toujours suspendue par la dictature royale, un homme envoyé aux galères pour un temps, mais y demeurant toute sa vie, la propriété déclarée inviolable, mais confisquée par le bon plaisir du maître, tous les citoyens libres d’aller où ils veulent et de dire ce qu’ils pensent, sous la réserve d’être arrêtés s’il plaît au roi et d’être envoyés au gibet en témoignage de la liberté des

  1. La société du Marais, Chaulieu, La Fare, etc.
  2. Casimir, roi de Pologne.
  3. Olivier Cromwell.
  4. Génie des eaux.
  5. Mansard, Le Nôtre, Coustou, Le Brun.
  6. Ambassadeurs de Siam.
  7. Tournefort, Boucher, Gerbillon, Chardin, etc.
  8. Newton, Leibnitz.
  9. Locke.