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En 1789, je fis part à M. de Malesherbes du dessein que j’avais de passer en Amérique. Mais, désirant en même temps donner un but utile à mon voyage, je formai le dessein de découvrir par terre le passage tant cherché, et sur lequel Cook même avait laissé des doutes. Je partis ; je vis les solitudes américaines, et je revins avec des plans pour un second voyage, qui devait durer neuf ans. Je me proposais de traverser tout le continent de l’Amérique septentrionale, de remonter ensuite le long des côtes, au nord de la Californie, et de revenir par la baie d’Hudson, en tournant sous le pôle[1]. M. de Malesherbes se chargea de présenter mes plans au gouvernement, et ce fut alors qu’il entendit les premiers fragments du petit ouvrage que je donne aujourd’hui au public. La révolution mit fin à tous mes projets. Couvert du sang de mon frère unique, de ma belle-sœur, de celui de l’illustre vieillard leur père ; ayant vu ma mère et une autre sœur, pleine de talents, mourir des suites du traitement qu’elles avaient éprouvé dans les cachots, j’ai erré sur les terres étrangères…

« De tous mes manuscrits sur l’Amérique, je n’ai sauvé que quelques fragments, en particulier Atala, qui n’était elle-même qu’un épisode des Natchez. Atala a été écrite dans le désert et sous les huttes des sauvages. Je ne sais si le public goûtera cette histoire, qui sort de toutes les routes connues et qui présente une nature et des mœurs tout à fait étrangères à l’Europe. »

Dans le Génie du Christianisme, tome II des anciennes éditions, au chapitre du Vague des passions, on lisait ces mots :

« Nous serait-il permis de donner aux lecteurs un épisode extrait, comme Atala, de nos anciens Natchez ? C’est la vie de ce jeune René à qui Chactas a raconté son histoire, etc. »

Enfin, dans la Préface générale de cette édition de mes Œuvres, j’ai déjà donné quelques renseignements sur les Natchez.

Un manuscrit dont j’ai pu tirer Atala, René et plusieurs descriptions placées dans le Génie du Christianisme, n’est pas tout à fait stérile. Il se compose, comme je l’ai dit ailleurs, de deux mille trois cent quatre-vingt-trois pages in-folio. Ce premier manuscrit est écrit de suite, sans section ; tous les sujets y sont confondus, voyages, histoire naturelle, partie dramatique, etc. ; mais auprès de ce manuscrit d’un seul jet il en existe un autre, partagé en livres, qui malheureusement n’est pas complet, et où j’avais commencé à établir l’ordre. Dans ce second travail non achevé, j’avais non seulement procédé à la division de la matière, mais j’avais encore changé le genre de la composition, en la faisant passer du roman à l’épopée.

La révision, et même la simple lecture de cet immense manuscrit a été un travail pénible : il a fallu mettre à part ce qui est voyage, à part ce qui est histoire naturelle, à part ce qui est drame ; il a fallu beaucoup rejeter et brûler encore davantage de ces compositions surabondantes. Un jeune homme qui entasse pêle-mêle ses idées, ses inventions, ses études, ses lectures, doit produire le chaos ; mais aussi dans ce chaos il y a une certaine fécondité qui tient à la puissance de l’âge, et qui diminue en avançant dans la vie.

Il m’est arrivé ce qui n’est peut-être jamais arrivé à un auteur : c’est de relire après trente années un manuscrit que j’avais totalement oublié. Je l’ai jugé comme j’aurais pu juger l’ouvrage d’un étranger : le vieil écrivain formé à son art, l’homme éclairé par la critique, l’homme d’un esprit calme et d’un sang rassis, a corrigé les essais d’un auteur inexpérimenté, abandonné aux caprices de son imagination.

J’avais pourtant un danger à craindre. En repassant le pinceau sur le tableau, je pouvais éteindre les couleurs ; une main plus sûre, mais moins rapide, courait risque de faire disparaître les traits moins corrects, mais aussi les touches plus vives de la jeunesse : il fallait conserver à la composition son indépendance et pour ainsi dire sa fougue ; il fallait laisser l’écume au frein du jeune coursier. S’il y a dans les Natchez des choses que je ne hasarderais qu’en tremblant aujourd’hui, il y a aussi des choses que je n’écrirais plus, notamment la lettre de René dans le second volume.

Partout, dans cet immense tableau, des difficultés considérables se sont présentées au peintre : il n’était pas tout à fait aisé, par exemple, de mêler à des combats, à des dénombrements de troupes à la manière des anciens, de mêler, dis-je, des descriptions de batailles, de revues, de manœuvres, d’uniformes et d’armes modernes. Dans ces sujets mixtes, on marche constamment entre deux écueils, l’affectation ou la trivialité. Quant à l’impression générale qui résulte de la lecture des Natchez, c’est, si je ne me trompe, celle qu’on éprouve à la lecture de René et d’Atala : il est naturel que le tout ait de l’affinité avec la partie.

On peut lire dans Charlevoix (Histoire de la Nouvelle-France, t. IV, p. 24) le fait historique qui sert de base à la composition des Natchez. C’est de l’action particulière racontée par l’historien que j’ai fait, en l’agrandissant, le sujet de mon ouvrage. Le lecteur verra ce que la fiction a ajouté à la vérité.

J’ai déjà dit qu’il existait deux manuscrits des

  1. M. Mackenzie a depuis exécuté une partie de ce plan.