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pleine de colliers[1]. Là je vis un homme occupé à tracer sur des feuilles les signes de ses pensées. Il était assez maigre et d’une taille élevée : un air de bonté intelligente était répandu sur son visage ; l’expression de ses yeux ne se saurait décrire : c’était un mélange de génie et de tendresse, une beauté, je ne sais laquelle, que jamais peintre n’a pu exprimer. Ainsi me le raconta depuis Ononthio.

« — Chactas, me dit l’homme en se levant aussitôt qu’il m’aperçut, nous ne sommes déjà plus des étrangers l’un pour l’autre. Un de mes parents, qui a prêché notre sainte religion en Amérique, se hâta de m’écrire lorsque vous fûtes si injustement arrêté. Je sollicitai, de concert avec le gouvernement du Canada, votre délivrance, et nous avons eu le bonheur de l’obtenir. Je vous ai vu depuis à Versailles, et, d’après le portrait qu’on m’a fait de vous, il me serait difficile de vous méconnaître. Je vous avouerai d’ailleurs que la manière dont vous venez, par hasard, de me faire demander l’hospitalité m’a singulièrement touché ; car, ajouta-t-il avec un léger sourire, je suis moi-même un peu sauvage.

« — Serais-tu, m’écriai-je aussitôt, ce généreux chef de la prière qui s’est intéressé à ma liberté et à celle de mes frères ? Puisse le Grand-Esprit te récompenser ! Je ne t’ai vu encore qu’un moment, mais je sens que je t’aime et te respecte déjà comme un sachem.

« Mon hôte, me prenant par la main, me fit asseoir avec lui auprès d’une table. On servit le pain et le vin, la force de l’homme Les esclaves s’étant retirés pleins de vénération pour leur maître, je commençai à échanger les paroles de la confiance avec le serviteur des autels.

« — Chactas, me dit-il, nous sommes nés dans des pays bien éloignés l’un de l’autre, mais croyez-vous qu’il y ait entre les hommes de grandes différences de vertus et conséquemment de bonheur ?

« Je lui répondis : « Mon père, à te parler sans détour, je crois les hommes de ton pays plus malheureux que ceux du mien. Ils s’enorgueillissent de leurs arts et rient de notre ignorance ; mais si toute la vie se borne à quelques jours, qu’importe que nous ayons accompli le voyage dans un petit canot d’écorce ou sur une grande pirogue chargée de lianes et de machines. Le canot même est préférable, car il voyage sur le fleuve le long de la terre où il peut trouver mille abris : la pirogue européenne voyage sur un lac orageux où les ports sont rares, les écueils fréquents, et où souvent on ne peut jeter l’ancre, à cause de la profondeur de l’abîme.

« Les arts ne font donc rien à la félicité de la vie, et c’est là pourtant le seul point où vous paraissez l’emporter sur nous. J’ai été ce matin témoin d’un spectacle exécrable, qui seul déciderait la question en faveur de mes bois. Je viens de frapper à la porte du riche et à celle du pauvre : les esclaves du riche m’ont repoussé ; le pauvre n’est lui-même qu’un esclave.

« Jusqu’à présent j’avais eu la simplicité de croire que je n’avais point encore vu ta nation ; ma dernière course m’a donné d’autres idées. Je commence à entrevoir que ce mélange odieux de rangs et de fortunes, d’opulence extraordinaire et de privations excessives, de crime impuni et d’innocence sacrifiés, forme en Europe ce qu’on appelle la société. Il n’en est pas de même parmi nous : entre dans les huttes des Iroquois, tu ne trouveras ni grands, ni petits, ni riches, ni pauvres ; partout le repos du cœur et la liberté de l’homme. » Ici je fis le mieux qu’il me fut possible la peinture de notre bonheur, et je finis, comme à l’ordinaire, par inviter mon hôte à se faire sauvage.

« Il m’avait écouté avec la plus grande attention : le tableau de notre félicité le toucha : « Mon enfant, me dit-il, je me confirme dans ma première pensée : les hommes de tous les pays, quand ils ont le cœur pur, se ressemblent, car c’est Dieu alors qui parle en eux, Dieu qui est toujours le même. Le vice seul établit entre nous des différences hideuses : la beauté n’est qu’une ; il y a mille laideurs. Si jamais je trace le tableau d’une vie heureuse et sauvage, j’emploierai les couleurs sous lesquelles vous me la venez de peindre.

« Mais, Chactas, je crains que dans vos opinions vous n’apportiez un peu de préjugés, car les Indiens en ont comme les autres hommes. Il arrive un temps où le genre humain, trop multiplié, ne peut plus exister par la chasse : il faut avoir recours à la culture. La culture entraîne des lois, les lois des abus. Serait-il raisonnable de dire qu’il ne faut point de lois parce qu’il y a des abus ? Serait-il sensé de supposer que Dieu a rendu la condition sociale la pire de toutes, lorsque cette condition paraît être l’état universel des hommes ?

« Ce qui vous blesse, sincère sauvage, ce sont nos travaux, l’inégalité de nos rangs, enfin cette violation du droit naturel, qui fait que vous nous regardez comme des esclaves infiniment malheureux : ainsi votre mépris pour nous tombe en partie sur nos souffrances. Mais, mon fils, s’il existait une félicité relative dont vous n’avez ni ne pouvez avoir aucune idée ; si le laboureur à son sillon, l’artisan dans son atelier, goûtaient des biens supérieurs à ceux que vous trouvez dans vos forêts, il faudrait donc retrancher d’abord de votre mépris

  1. De livres, de papiers, etc. Une bibliothèque.