Page:Chateaubriand - Les Natchez, 1872.djvu/57

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leur milieu, ressemblent aux mamelles gonflées d’une jeune mère. Le pavillon sans tache de la France se déroule sur les haleines harmonieuses du matin. Alors de la flotte épandue s’élève un chœur qui salue par trois cris d’amour les rivages de la patrie. À ce dernier signal, nos coursiers marins déploient leurs dernières ailes, s’animent d’un souffle plus impétueux, et, s’excitant mutuellement dans la carrière, ils labourent à grand bruit le champ des mers.

« Les transports de la joie ne descendirent point dans mon cœur à ce départ de la contrée des mille cabanes. J’avais perdu Atala ; je quittais Lopez ; le pays des belliqueuses nations du Canada n’était pas celui qui m’avait vu naître : sorti presque enfant de la terre des sassafras, que retrouverais-je dans la hutte de mes aïeux, si jamais les génies bienfaisants me permettaient de rentrer sous son écorce ?

« La scène imposante que j’avais sous les yeux servait à nourrir ma mélancolie : je ne pouvais me rassasier du spectacle de l’Océan. Ma retraite favorite, lorsque je voulais méditer durant le jour, était la cabane grillée du grand mât de notre navire, où je montais et m’asseyais, dominant les vagues au-dessous de moi. La nuit, renfermé dans ma couche étroite, je prêtais l’oreille au bruit de l’eau qui coulait le long du bord : je n’avais qu’à déployer le bras pour atteindre de mon lit à mon cercueil.

« Cependant le cristal des eaux que nous avaient donné les rochers de la France commençait à s’altérer. On résolut d’aborder aux îles non loin desquelles les vaisseaux se trouvaient alors. Nous saluons les génies de ces terres propices ; nous laissons derrière nous Fayal enivrée de ses vins, Tercère aux moissons parfumées, Santa-Cruz qui ignore les forêts et Pico dont la tête porte une chevelure de feu. Comme une troupe de colombes passagères, notre flotte vient ployer ses ailes sous les rivages de la plus solitaire des filles de l’Océan.

« Quelques marins étant descendus à terre, je les suivis ; tandis qu’ils s’arrêtaient au bord d’une source, je m’égarai sur les grèves et je parvins à l’entrée d’un bois de figuiers sauvages : la mer se brisait en gémissant à leurs pieds, et dans leur cime on entendait le sifflement aride du vent du nord. Saisi de je ne sais quelle horreur, je pénètre dans l’épaisseur de ce bois, à travers les sables blancs et les joncs stériles. Arrivé à l’extrémité opposée, mes yeux découvrent une statue portée sur un cheval de bronze : de sa main droite elle montrait les régions du couchant.

« J’approche de ce monument extraordinaire. Sur sa base baignée de l’écume des flots étaient gravés des caractères inconnus : la mousse et le salpêtre des mers rongeaient la surface du bronze antique ; l’alcyon perché sur le casque du colosse y jetait, par intervalles, des voix langoureuses ; des coquillages se collaient aux flancs et aux crins du coursier, et lorsqu’on approchait l’oreille de ses naseaux ouverts, on croyait ouïr des rumeurs confuses. Je ne sais si jamais rien de plus étonnant s’est présenté à la vue et à l’imagination d’un mortel.

« Quel dieu ou quel homme éleva ce monument ? quel siècle, quelle nation le plaça sur ces rivages ? qu’enseigne-t-il par sa main déployée ? Veut-il prédire quelque grande révolution sur le globe, laquelle viendra de l’Occident ? est-ce le génie même de ces mers qui garde son empire et menace quiconque oserait y pénétrer ?

« À l’aspect de ce monument qui m’annonçait un noir océan de siècles écoulés, je sentis l’impuissance et la rapidité des jours de l’homme. Tout nous échappe dans le passé et dans l’avenir ; sortis du néant pour arriver au tombeau, à peine connaissons-nous le moment de notre existence.

« Je m’empressai de retourner aux vaisseaux et de raconter à Ononthio la découverte que j’avais faite. Il se préparait à visiter avec moi cette merveille, mais une tempête s’éleva, et la flotte fut obligée de gagner la haute mer.

« Bientôt cette flotte est dispersée. Demeuré seul et chassé par le souffle du midi, notre vaisseau, pendant douze nuits entière, vole sur les vagues troublées. Nous arrivons dans ces parages où Michabou fait paître ses innombrables troupeaux. Une brume froide et humide enveloppe la mer et le ciel ; les flots glapissent dans les ténèbres ; un bourdonnement continu sort des cordages du vaisseau, dont toutes les voiles sont ployées ; la lame couvre et découvre sans cesse le pont inondé ; des feux sinistres voltigent sur les vergues, et, en dépit de nos efforts, la houle qui grossit nous pousse sur l’île des Esquimaux.

« J’avais, ô mon fils ! été coupable d’un souhait téméraire : j’avais appelé de mes vœux le spectacle d’une tempête. Qu’il est insensé celui qui désire être témoin de la colère des génies ! Déjà nous avions été le jouet des mers, autant de jours qu’un étranger peut en passer dans une cabane, avant que son hôte lui demande le nom de ses aïeux ; le soleil avait disparu pour la sixième fois. La nuit était horrible : j’étais couché dans mon hamac agité ; je prêtais l’oreille aux coups des vagues qui ébranlaient la structure du vaisseau : tout à coup j’entends courir sur le pont, et des paquets de cordages tomber ; j’éprouve en même temps le mouvement que l’on ressent lorsqu’un vaisseau vire de bord. Le couvercle de l’entrepont s’ouvre et une voix appelle le capitaine. Cette voix solitaire, au