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frappe sa poitrine. Je me prosterne aux pieds du vieillard ; mais lui, s’élançant dans le fleuve, disparaît au milieu des vagues bouillonnantes.

« Je n’osai violer les ordres de cet homme ou de ce génie, et j’allai bâtir ma nouvelle demeure sur la colline où tu la vois aujourd’hui. Adario revint du pays des Iroquois ; je travaillai avec lui et le vieux Soleil à l’amélioration des lois de la patrie. Pour un peu de bien que j’ai fait, on m’a rendu beaucoup d’amour.

« J’avance à grands pas vers le terme de ma carrière ; je prie le ciel de détourner les orages dont il a menacé les Natchez, ou de me recevoir en sacrifice. À cette fin je tâche de sanctifier mes jours, pour que la pureté de la victime soit agréable aux génies : c’est la seule précaution que j’aie prise contre l’avenir. Je n’ai point interrogé les jongleurs : nous devons remplir les devoirs que nous enseigne la vertu, sans rechercher curieusement les secrets de la Providence. Il est une sorte de sagesse inquiète et de prudence coupable que le ciel punit. Telle est, ô mon fils ! la trop longue histoire du vieux Chactas. »


LIVRE NEUVIÈME


Le récit de Chactas avait conduit les Natchez jusqu’aux vallées fréquentées par les castors, dans le pays des Illinois. Ces paisibles et merveilleux animaux furent attaqués et détruits dans leurs retraites. Après des holocaustes offerts à Michabou, génie des eaux, les Indiens, au jour marqué par le jongleur, commencèrent à dépouiller, tous ensemble, leurs victimes. À peine le fer avait-il entrouvert les peaux moelleuses, qu’un cri s’élève : « Une femelle de castor ! » Les guerriers les plus fermes laissent échapper leur proie ; Chactas lui-même paraît troublé.

Trois causes de guerre existent entre les sauvages : l’invasion des terres, l’enlèvement d’une famille, la destruction des femelles de castor. Ignorant du droit public des Indiens, et n’ayant point encore l’expérience des chasseurs, René avait tué des femelles de castor. On délibère en tumulte : Ondouré veut qu’on abandonne le coupable aux Illinois pour éviter une guerre sanglante. Le frère d’Amélie est le premier à se présenter en expiation. — Je traîne partout mes infortunes, dit-il à Chactas ; délivrez-vous d’un homme qui pèse sur la terre.

Outougamiz soutint que le guerrier blanc dont il portait le Manitou d’or, gage de l’amitié jurée, n’avait péché que par ignorance : — Ceux qui ont une si grande terreur des Illinois, s’écria-t-il, peuvent les aller supplier de leur accorder la paix. Quant à moi, je sais un moyen plus sûr de l’obtenir : c’est la victoire. L’homme blanc est mon ami, quiconque est son ennemi est le mien. » En prononçant ces paroles, le jeune sauvage laissait tomber sur Ondouré des regards terribles.

Outougamiz était renommé chez les Natchez pour sa candeur autant que pour son courage : ils l’avaient surnommé Outougamiz le Simple. Jamais il ne prenait la parole dans un conseil, et ses vertus ne se manifestaient que par des actions. Les chasseurs furent étonnés de la hardiesse avec laquelle il s’exprima et de la soudaine éloquence que l’amitié avait placée sur ses lèvres : ainsi la fleur de l’hémérocalle, qui referme son calice pendant la nuit, ne répand ses parfums qu’aux premiers rayons de la lumière. La jeunesse, généreuse et guerrière, applaudit aux sentiments d’Outougamiz. René lui-même avait pris sur ses compagnons sauvages l’empire qu’il exerçait involontairement sur les esprits : l’avis d’Ondouré fut rejeté ; on conjura les mânes des femelles des castors ; Chactas recommanda le secret, mais le rival du frère d’Amélie s’était déjà promis de rompre le silence.

Cependant on crut devoir abréger le temps des chasses : le retour précipité des guerriers étonna les Natchez. Bientôt on murmura tout bas la cause secrète de ce retour. Repoussé de plus en plus de Céluta, Ondouré se rapprocha de son ancienne amante, et chercha dans l’ambition des consolations et des vengeances à l’amour.

Durant l’absence des chasseurs, les habitants de la colonie s’étaient répandus dans les villages indiens : des aventuriers sans mœurs, des soldats dans l’ivresse, avaient insulté les femmes. Fébriano, digne ami d’Ondouré, avait tourmenté Céluta, et d’Artaguette l’avait protégée. Au retour d’Outougamiz, l’orpheline raconta à son frère les persécutions par elle éprouvées ; Outougamiz les redit à René, qui, déjà défendu dans le conseil par le généreux capitaine, l’alla remercier au fort Rosalie. Un attachement, fondé sur l’estime, commença entre