Page:Chateaubriand - Les Natchez, 1872.djvu/87

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intérieure, il tressaille, se lève, baise la chaîne d’or, et reprend sa course.

La lenteur avec laquelle les Illinois retournèrent à leurs villages donna le temps à Outougamiz d’arriver avant la consommation de l’holocauste. Ce sauvage n’est plus le simple, le crédule Outougamiz : à sa résolution, à son adresse, à la manière dont il a tout prévu, tout calculé, on prendrait ce soldat pour un chef expérimenté. Il sauve René, mais en perdant ses nobles compagnons, troupe d’amis qui offre à l’amitié ce magnanime sacrifice ! il sauve René, l’entraîne dans le marais ; mais que de périls il reste encore à surmonter !

Le lieu où les deux amis se reposèrent d’abord étant trop voisin du rivage, Outougamiz résolut de se réfugier sous d’autres cyprès, qui croissaient au milieu des eaux : lorsqu’il voulut exécuter son dessein, il sentit toute sa détresse. Un peu de pain de maïs n’avait pu rendre les forces à René ; ses douleurs s’étaient augmentées, ses plaies s’étaient rouvertes ; une fièvre pesante l’accablait, et l’on ne s’apercevait de sa vie qu’à ses souffrances. Accablé par ses chagrins et ses travaux, affaibli par la privation presque totale de nourriture, le frère de Céluta eût eu besoin pour lui-même des soins qu’il prodiguait à son ami. Mais il ne s’abandonna point au désespoir ; son âme, s’agrandissant avec les périls, s’élève comme un chêne qui semble croître à l’œil à mesure que les tempêtes du ciel s’amoncellent autour de sa tête. Plus ingénieux dans son amitié qu’une mère indienne qui ramasse de la mousse pour en faire un berceau à son fils, Outougamiz coupe des joncs avec son poignard, en forme une sorte de nacelle, parvient à y coucher le frère d’Amélie, et, se jetant à la nage, traîne après lui le fragile vaisseau qui porte le trésor de l’amitié.

Outougamiz avait été au moment d’expirer de douleur ; il se sentit près de mourir de joie lorsqu’il aborda la cyprière. « Oh ! s’écria-t-il en rompant alors pour la première fois le silence, il est sauvé ! Délicieuse nécessité de mon cœur ! pauvre colombe fugitive ! te voilà donc à l’abri des chasseurs ! Mais, René, je crains que tu ne me veuilles pas pardonner, car c’est moi qui suis la cause de tout ceci, puisque je n’étais point auprès de toi dans la bataille. Comment ai-je pu quitter mon ami qui m’avait donné un Manitou sur mon berceau ? C’est fort mal, fort mal à toi, Outougamiz ! »

Ainsi parlait le sauvage ; la simplicité de ses propos, en contraste avec la sublimité de ses actions, fit sortir un moment René de l’accablement de la douleur : levant une main débile et des yeux éteints, il ne put prononcer que ces mots : « Te pardonner ! »

Outougamiz entre sous les cyprès : il coupe les rameaux trop abaissés, il écarte des genoux de ces arbres les débris des branches : il y fait un doux lit avec des cimes de joncs pleins d’une moelle légère ; puis, attirant son ami sur ce lit, il le recouvre de feuilles séchées : ainsi un castor dont les eaux ont inondé les premiers travaux prend son nourrisson et le transporte dans la chambre la plus élevée de son palais.

Le second soin du frère de Céluta fut de panser les plaies du frère d’Amélie. Il sépare deux nœuds de roseaux, puise un peu d’eau du marais, verse cette eau d’une coupe dans l’autre pour l’épurer et lave les blessures dont il a sucé d’abord le venin. La main d’un fils d’Esculape, armé des instruments les plus ingénieux, n’aurait été ni plus douce ni plus salutaire que la main de cet ami. René ne pouvait exprimer sa reconnaissance que par le mouvement de ses lèvres. De temps en temps l’Indien lui disait avec inquiétude : « Te fais-je mal ? te trouves-tu un peu soulagé ? » René répondait par un signe qu’il se sentait soulagé, et Outougamiz continuait son opération avec délices.

Le sauvage ne songeait point à lui : il avait encore quelque reste de maïs, il le réservait pour René. Outougamiz ne faisait qu’obéir à un instinct sublime, et les plus belles actions n’étaient chez lui que l’accomplissement des facultés de sa vie. Comme un charmant olivier nourri parmi les ruisseaux et les ombrages laisse tomber, sans s’en apercevoir, au gré des brises, ses fruits mûrs sur les gazons fleuris, ainsi l’enfant des forêts américaines semait, au souffle de l’amitié, ses vertus sur la terre, sans se douter des merveilleux présents qu’il faisait aux hommes.

Rafraîchi et calmé par les soins de son libérateur, René sentit ses paupières se fermer, et Outougamiz tomba lui-même dans un profond sommeil à ses côtés : les anges veillèrent sur le repos de ces deux hommes, qui avaient trouvé grâce auprès de celui qui dormit dans le sein de Jean.

Outougamiz eut un songe. Une jeune femme lui apparut : elle s’appuyait en marchant sur un arc détendu, entouré de lierre comme un thyrse ; un chien la suivait. Ses yeux étaient bleus ; un sourire sincère entrouvrait ses lèvres de rose ; son air était un mélange de force et de grâce. Presque nue, elle ne portait qu’une ceinture, plus belle que celle de Vénus. Outougamiz se figurait lui tenir ce discours :

« Etrangère, j’avais planté un érable sur le sol de la hutte où je suis né : voilà que pendant mon absence de méchants Manitous ont blessé son écorce et ont fait couler sa sève. Je cherche des simples dans ces marais pour les appliquer sur les plaies de mon érable. Dis-moi où je trouverai la feuille du savinier. »