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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

tumescence des vagues. Les astres voisins de leur reine, avant de plonger à sa suite, semblent s’arrêter, suspendus à la cime des flots. La lune n’est pas plutôt couchée, qu’un souffle venant du large brise l’image des constellations, comme on éteint les flambeaux après une solennité.


Je devais suivre mes sœurs jusqu’à Combourg : nous nous mîmes en route dans la première quinzaine de mai. Nous sortîmes de Saint-Malo au lever du soleil, ma mère, mes quatre sœurs et moi, dans une énorme berline à l’antique, panneaux surdorés, marchepieds en dehors, glands de pourpre aux quatre coins de l’impériale. Huit chevaux parés comme les mulets en Espagne, sonnettes au cou, grelots aux brides, housses et franges de laine de diverses couleurs, nous traînaient. Tandis que ma mère soupirait, mes sœurs parlaient à perdre haleine, je regardais de mes deux yeux, j’écoutais de mes deux oreilles, je m’émerveillais à chaque tour de roue : premier pas d’un Juif errant qui ne se devait plus arrêter. Encore si l’homme ne faisait que changer de lieux ! mais ses jours et son cœur changent.

Nos chevaux reposèrent à un village de pêcheurs sur la grève de Cancale. Nous traversâmes ensuite les marais et la fiévreuse ville de Dol : passant devant la porte du collège où j’allais bientôt revenir, nous nous enfonçâmes dans l’intérieur du pays.

Durant quatre mortelles lieues, nous n’aperçûmes que des bruyères guirlandées de bois, des friches à peine écrêtées, des semailles de blé noir, court et pauvre, et d’indigentes avénières. Des charbonniers