Page:Chateaubriand - Mémoires d’outre-tombe t1.djvu/134

La bibliothèque libre.
Aller à la navigation Aller à la recherche
Cette page a été validée par deux contributeurs.
70
MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

conduisaient des files de petits chevaux à crinière pendante et mêlée ; des paysans à sayons de peau de bique, à cheveux longs, pressaient des bœufs maigres avec des cris aigus et marchaient à la queue d’une lourde charrue, comme des faunes labourant. Enfin, nous découvrîmes une vallée au fond de laquelle s’élevait, non loin d’un étang, la flèche de l’église d’une bourgade ; les tours d’un château féodal montaient dans les arbres d’une futaie éclairée par le soleil couchant.

J’ai été obligé de m’arrêter : mon cœur battait au point de repousser la table sur laquelle j’écris. Les souvenirs qui se réveillent dans ma mémoire m’accablent de leur force et de leur multitude : et pourtant, que sont-ils pour le reste du monde ?

Descendus de la colline, nous guéâmes un ruisseau ; après avoir cheminé une demi-heure, nous quittâmes la grande route, et la voiture roula au bord d’un quinconce, dans une allée de charmilles dont les cimes s’entrelaçaient au-dessus de nos têtes : je me souviens encore du moment où j’entrai sous cet ombrage et de la joie effrayée que j’éprouvai.

En sortant de l’obscurité du bois, nous franchîmes une avant-cour plantée de noyers, attenante au jardin et à la maison du régisseur ; de là nous débouchâmes, par une porte bâtie, dans une cour de gazon, appelée la Cour Verte. À droite étaient de longues écuries et un bouquet de marronniers ; à gauche, un autre bouquet de marronniers. Au fond de la cour, dont le terrain s’élevait insensiblement, le château se montrait entre deux groupes d’arbres. Sa triste et sévère façade présentait une courtine portant une galerie à