Page:Chateaubriand - Mémoires d’outre-tombe t1.djvu/148

La bibliothèque libre.
Aller à la navigation Aller à la recherche
Cette page a été validée par deux contributeurs.
84
MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

la même incrédulité ; il ne se pouvait persuader que le polisson, camarade des paysans, fût le défenseur de la religion ; il a fini par le croire, et il me cite dans ses sermons, après m’avoir tenu sur ses genoux. Ces dignes gens, qui ne mêlent à mon image aucune idée étrangère, qui me voient tel que j’étais dans mon enfance et dans ma jeunesse, me reconnaîtraient-ils aujourd’hui sous les travestissements du temps ? Je serais obligé de leur dire mon nom avant qu’ils me voulussent presser dans leurs bras.

Je porte malheur à mes amis. Un garde-chasse, appelé Raulx, qui s’était attaché à moi, fut tué par un braconnier. Ce meurtre me fit une impression extraordinaire. Quel étrange mystère dans le sacrifice humain ! Pourquoi faut-il que le plus grand crime et la plus grande gloire soient de verser le sang de l’homme ? Mon imagination me représentait Raulx tenant ses entrailles dans ses mains et se traînant à la chaumière où il expira. Je conçus l’idée de la vengeance ; je m’aurais voulu battre contre l’assassin. Sous ce rapport je suis singulièrement né : dans le premier moment d’une offense, je la sens à peine ; mais elle se grave dans ma mémoire ; son souvenir, au lieu de décroître, s’augmente avec le temps ; il dort dans mon cœur des mois, des années entières, puis il se réveille à la moindre circonstance avec une force nouvelle, et ma blessure devient plus vive que le premier jour. Mais si je ne pardonne point à mes ennemis, je ne leur fais

    bourg en 1776. Il refusa de prêter serment à la constitution civile du clergé, et passa à Jersey en 1792. Rentré en 1797, il fut réinstallé en 1803 à la cure de Combourg et y mourut en 1817.