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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

restera pauvre, mais ses Mémoires ne paraîtront pas dans des conditions autres que celles qu’il a rêvées pour eux. Aucune considération de fortune ou de succès ne le pourra décider à livrer au public, avant l’heure, ces pages testamentaires. On le verra plutôt, quand le besoin sera trop pressant, s’atteler à d’ingrates besognes ; vieux et cassé par l’âge, il traduira pour un libraire le Paradis perdu, comme aux jours de sa jeunesse, à Londres, il faisait, pour l’imprimeur Baylis, « des traductions du latin et de l’anglais[1]. »

Cependant ses amis personnels et plusieurs de ses amis politiques, émus de sa situation, se préoccupaient d’y porter remède. On était en 1836. C’était le temps où les sociétés par actions commençaient à faire parler d’elles, et, avant de prendre leur vol dans toutes les directions, essayaient leurs ailes naissantes. À cette époque déjà lointaine, et qui fut l’âge d’or, j’allais dire l’âge d’innocence de l’industrialisme, il n’était pas rare de voir les capitaux se grouper autour d’une idée philanthropique ; de même que l’on s’associait pour exploiter les mines de Saint-Bérain ou les bitumes du Maroc, on s’associait aussi pour élever des orphelins ou pour distribuer des soupes économiques. Puisqu’on mettait tout en actions, même la morale, pourquoi n’y mettrait-on pas la gloire et le génie ? Les amis du grand écrivain décidèrent de faire appel à ses admirateurs, et de former une société qui, devenant propriétaire de ses Mémoires, assurerait à tout le moins le repos de sa vieillesse. Peut-être n’y aurait-il pas d’autre dividende que celui-là ; mais ils estimaient qu’il se trouverait bien quelques actionnaires pour s’en contenter.

Leur espoir ne fut pas déçu. En quelques semaines, le chiffre des souscripteurs s’élevait à cent quarante-six, et, au mois de juin 1836, la société était définitivement constituée. Sur la liste des membres, je relève les noms sui-

  1. Mémoires, t. III, p. 159.