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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

française rentrait après la signature de la paix. Les vaisseaux manœuvraient sous voile, se couvraient de feux, arboraient des pavillons, présentaient la poupe, la proue, le flanc, s’arrêtaient en jetant l’ancre au milieu de leur course, ou continuaient à voltiger sur les flots. Rien ne m’a jamais donné une plus haute idée de l’esprit humain ; l’homme semblait emprunter dans ce moment quelque chose de Celui qui a dit à la mer : « Tu n’iras pas plus loin. Non procedes amplius. »

Tout Brest accourut. Des chaloupes se détachent de la flotte et abordent au môle. Les officiers dont elles étaient remplies, le visage brûlé par le soleil, avaient cet air étranger qu’on apporte d’un autre hémisphère, et je ne sais quoi de gai, de fier, de hardi, comme des hommes qui venaient de rétablir l’honneur du pavillon national. Ce corps de la marine, si méritant, si illustre, ces compagnons des Suffren, des Lamothe-Piquet, des du Couëdic, des d’Estaing, échappés aux coups de l’ennemi, devaient tomber sous ceux des Français !

Je regardais défiler la valeureuse troupe, lorsqu’un des officiers se détache de ses camarades et me saute au cou : c’était Gesril. Il me parut grandi, mais faible et languissant d’un coup d’épée qu’il avait reçu dans la poitrine. Il quitta Brest le soir même pour se rendre dans sa famille. Je ne l’ai vu qu’une fois depuis, peu de temps avant sa mort héroïque ; je dirai plus tard en quelle occasion. L’apparition et le départ subit de Gesril me firent prendre une résolution qui a changé le cours de ma vie : il était écrit que ce jeune homme aurait un empire absolu sur ma destinée.

On voit comment mon caractère se formait, quel tour prenaient mes idées, quelles furent les premières