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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

si grande avec une femme que j’aurais préféré je ne sais quel tourment à celui de demeurer seul avec cette femme : elle n’était pas plutôt partie, que je la rappelais de tous mes vœux. Les peintures de Virgile, de Tibulle et de Massillon se présentaient bien à ma mémoire : mais l’image de ma mère et de ma sœur, couvrant tout de sa pureté, épaississait les voiles que la nature cherchait à soulever ; la tendresse filiale et fraternelle me trompait sur une tendresse moins désintéressée. Quand on m’aurait livré les plus belles esclaves du sérail, je n’aurais su que leur demander : le hasard m’éclaira.

Un voisin de la terre de Combourg était venu passer quelques jours au château avec sa femme, fort jolie. Je ne sais ce qui advint dans le village ; on courut à l’une des fenêtres de la grand’salle pour regarder. J’y arrivai le premier, l’étrangère se précipitait sur mes pas, je voulus lui céder la place et je me tournai vers elle ; elle me barra involontairement le chemin, et je me sentis pressé entre elle et la fenêtre. Je ne sus plus ce qui se passa autour de moi.

Dès ce moment, j’entrevis que d’aimer et d’être aimé d’une manière qui m’était inconnue devait être la félicité suprême. Si j’avais fait ce que font les autres hommes, j’aurais bientôt appris les peines et les plaisirs de la passion dont je portais le germe ; mais tout prenait en moi un caractère extraordinaire. L’ardeur de mon imagination, ma timidité, la solitude, firent, qu’au lieu de me jeter au dehors, je me repliai sur moi-même ; faute d’objet réel, j’évoquai par la puissance de mes vagues désirs un fantôme qui ne me quitta plus. Je ne sais si l’histoire