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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

contre le tronc d’un hêtre ; je regardais les corbeaux que je faisais envoler d’un arbre pour se poser sur un autre, ou la lune se traînant sur la cime dépouillée de la futaie : j’aurais voulu habiter ce monde mort, qui réfléchissait la pâleur du sépulcre. Je ne sentais ni le froid, ni l’humidité de la nuit ; l’haleine glaciale de l’aube ne m’aurait pas même tiré du fond de mes pensées, si à cette heure la cloche du village ne s’était fait entendre.

Dans la plupart des villages de la Bretagne, c’est ordinairement à la pointe du jour que l’on sonne pour les trépassés. Cette sonnerie compose, de trois notes répétées, un petit air monotone, mélancolique et champêtre. Rien ne convenait mieux à mon âme malade et blessée que d’être rendue aux tribulations de l’existence par la cloche qui en annonçait la fin. Je me représentais le pâtre expiré dans sa cabane inconnue, ensuite déposé dans un cimetière non moins ignoré. Qu’était-il venu faire sur la terre ? moi-même, que faisais-je dans ce monde[1] ? Puisque enfin je devais passer, ne valait-il pas mieux partir à la fraîcheur du matin, arriver de bonne heure, que d’achever le voyage sous le poids et pendant la chaleur du jour ? Le rouge du désir me montait au visage ; l’idée de n’être plus me saisissait le cœur à la façon d’une joie subite. Au temps des erreurs de ma jeunesse, j’ai souvent souhaité ne pas survivre au

  1. Chactas fait la même question au P. Aubry — : « Homme-prêtre, qu’es-tu venu faire dans ces forêts ? — Te sauver, dit le vieillard d’une voix terrible, dompter tes passions, et t’empêcher, blasphémateur, d’attirer sur toi la colère céleste ! » (Atala.)