Page:Chateaubriand - Mémoires d’outre-tombe t1.djvu/227

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
161
MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

poitrine se gonfla, la fièvre me saisit ; on envoya chercher à Bazouges, petite ville éloignée de Combourg de cinq ou six lieues, un excellent médecin nommé Cheftel, dont le fils a joué un rôle dans l’affaire du marquis de La Rouërie[1]. Il m’examina attentivement, ordonna des remèdes et déclara qu’il était surtout nécessaire de m’arracher à mon genre de vie[2].

Je fus six semaines en péril. Ma mère vint un matin s’asseoir au bord de mon lit, et me dit : « Il est temps de vous décider ; votre frère est à même de vous obtenir un bénéfice ; mais, avant d’entrer au séminaire, il faut vous bien consulter, car si je désire que vous embrassiez l’état ecclésiastique, j’aime encore mieux vous voir homme du monde que prêtre scandaleux. »

D’après ce qu’on vient de lire, on peut juger si la proposition de ma pieuse mère tombait à propos. Dans les événements majeurs de ma vie, j’ai toujours su promptement ce que je devais éviter ; un mouvement d’honneur me pousse. Abbé, je me parus ridicule. Évêque, la majesté du sacerdoce m’imposait et

  1. À mesure que j’avance dans la vie, je retrouve des personnages de mes Mémoires : la veuve du fils du médecin Cheftel vient d’être reçue à l’infirmerie de Marie-Thérèse ; c’est un témoin de plus de ma véracité (Note de Paris, 1834). Ch.
  2. Par pitié sans doute et par reconnaissance pour le médecin qui l’avait si bien soigné, Chateaubriand n’a pas cru devoir dire ce que fut le rôle de Cheftel fils. Il ne se contenta pas de vendre les secrets du marquis de La Rouërie, il trahit jusqu’au cadavre de celui qui avait été son ami. Ses perfides manœuvres conduisirent au tribunal révolutionnaire ceux dont il avait paru servir les desseins ; il fit monter sur l’échafaud ces trois femmes héroïques, Thérèse de Moëlien, Mme de la Motte de la Guyomarais et Mme de La Fonchais, la sœur d’André Desilles.