Page:Chateaubriand - Mémoires d’outre-tombe t1.djvu/271

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
205
MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

nouie. Parler au général de l’armée, au chef de l’État, me paraissait tout simple, sans que je me rendisse compte de ce que j’éprouvais. Le roi plus embarrassé que moi, ne trouvant rien à me dire, passa outre. Vanité des destinées humaines ! ce souverain que je voyais pour la première fois, ce monarque si puissant était Louis XVI à six ans de son échafaud ! Et ce nouveau courtisan qu’il regardait à peine, chargé de démêler les ossements parmi les ossements, après avoir été sur preuves de noblesse présenté aux grandeurs du fils de saint Louis, le serait un jour à sa poussière sur preuves de fidélité ! double tribut de respect à la double royauté du sceptre et de la palme ! Louis XVI pouvait répondre à ses juges comme le Christ aux Juifs : « Je vous ai fait voir beaucoup de bonnes œuvres ; pour laquelle me lapidez-vous ? »

Nous courûmes à la galerie pour nous trouver sur le passage de la reine lorsqu’elle reviendrait de la chapelle. Elle se montra bientôt entourée d’un radieux et nombreux cortège ; elle nous fit une noble révérence ; elle semblait enchantée de la vie. Et ces belles mains, qui soutenaient alors avec tant de grâce le sceptre de tant de rois, devaient, avant d’être liées par le bourreau, ravauder les haillons de la veuve, prisonnière à la Conciergerie !

Si mon frère avait obtenu de moi un sacrifice, il ne dépendait pas de lui de me le faire pousser plus loin. Vainement il me supplia de rester à Versailles, afin d’assister le soir au jeu de la reine : « Tu seras, me dit-il, nommé à la reine, et le roi te parlera. » Il ne me pouvait pas donner de meilleures raisons pour m’enfuir. Je me hâtai de venir cacher ma gloire dans