Page:Chateaubriand - Mémoires d’outre-tombe t1.djvu/296

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
230
MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

marché vers la civilisation, ou battu en retraite vers la barbarie, il est certain que je trouve quelque chose d’usé, de passé, de grisaillé, d’inanimé, de froid dans les auteurs qui firent les délices de ma jeunesse. Je trouve même dans les plus grands écrivains de l’âge voltairien des choses pauvres de sentiment, de pensée et de style.

À qui m’en prendre de mon mécompte ? J’ai peur d’avoir été le premier coupable ; novateur né, j’aurai peut-être communiqué aux générations nouvelles la maladie dont j’étais atteint. Épouvanté, j’ai beau crier à mes enfants : « N’oubliez pas le français ! » Ils me répondent comme le Limousin à Pantagruel : « qu’ils viennent de l’alme, inclyte et célèbre académie que l’on vocite Lutèce[1] ».

Cette manière de gréciser et de latiniser notre langue n’est pas nouvelle, comme on le voit : Rabelais la guérit, elle reparut dans Ronsard ; Boileau l’attaqua. De nos jours elle a ressuscité par la science ; nos révolutionnaires, grands Grecs par nature, ont obligé nos marchands et nos paysans à apprendre les hectares, les hectolitres, les kilomètres, les millimètres, les décagrammes : la politique a ronsardisé.

J’aurais pu parler ici de M. de La Harpe, que je connus alors, et sur lequel je reviendrai ; j’aurais pu ajouter à la galerie de mes portraits celui de Fontanes ; mais, bien que mes relations avec cet excellent homme prissent naissance en 1789, ce ne fut qu’en Angleterre que je me liai avec lui d’une amitié toujours accrue par la mauvaise fortune, jamais dimi-

  1. Rabelais, livre II, chapitre VI : Comment Pantagruel rencontra un Limousin qui contrefaisait le langaige françois.