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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

pait de la forme non moins que du fond ; mieux que personne, il savait que le décousu, le défaut de plan et de coordination, sont des vices que ne peuvent couvrir les plus éminentes et les plus rares qualités de style ; il professait que l’écrivain, l’artiste digne de ce nom doit soigner, plus encore que les détails, les grandes lignes de son monument. Et ces vérités, dont nul n’était plus pénétré que lui, il les aurait mises en oubli précisément dans celui de ses ouvrages où il était le plus indispensable de s’en souvenir ; dans celui de ses livres qui, par sa nature comme par son étendue, en réclamait le plus impérieusement l’application ! Ses Mémoires, en effet, ne sont pas, comme tant d’autres, un simple recueil de faits, de renseignements et d’anecdotes, un supplément à l’histoire générale de son temps et à la biographie de ses contemporains ; c’est, en réalité, un poème, une épopée dont il est le héros. Sainte-Beuve ne s’y était pas trompé ; il écrivait, en 1834, après les lectures de l’Abbaye-aux-Bois : « De ses Mémoires, M. de Chateaubriand a fait et a dû faire un poème. Quiconque est poète à ce degré, reste poète jusqu’à la fin[1] ». Un autre critique, d’une pénétration singulière et qui, moins artiste que Sainte-Beuve, lui est, à d’autres égards, supérieur, Alexandre Vinet, dans ses belles Études sur la littérature française au dix-neuvième siècle, a dit de son côté : « Ce qui a persisté à travers ces vicissitudes de la pensée et de la forme, ce qui ne vieillit pas chez M. de Chateaubriand, c’est le poète… En d’autres grands écrivains on peut discerner l’homme et le poète comme deux êtres indépendants ; ailleurs ils font ensemble un tout indivisible ; chez M. de Chateaubriand, on dirait que le poète a dérobé tout l’homme, que la vie, même intérieure, est un pur poème ; que cette existence entière est un chant, et chacun de ses moments, chacune de ses manifestations, une note dans ce chant merveilleux. Tout ce que M. de Chateaubriand a

  1. Portraits contemporains, tome I, p. 17.