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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

un brave officier atteint d’une fièvre cérébrale. On nous logea dans une maison de paysan : une vieille tapisserie, prêtée par le seigneur du lieu, séparait mon lit de celui du malade. Derrière cette tapisserie on saignait le patient ; en délassement de ses souffrances, on le plongeait dans des bains de glace ; il grelottait dans cette torture, les ongles bleus, le visage violet et grincé, les dents serrées, la tête chauve, une longue barbe descendant de son menton pointu et servant de vêtement à sa poitrine nue, maigre et mouillée.

Quand le malade s’attendrissait, il ouvrait un parapluie, croyant se mettre à l’abri de ses larmes : si le moyen était sûr contre les pleurs, il faudrait élever une statue à l’auteur de la découverte.

Mes seuls bons moments étaient ceux où je m’allais promener dans le cimetière de l’église du hameau, bâtie sur un tertre. Mes compagnons étaient les morts, quelques oiseaux et le soleil qui se couchait. Je rêvais à la société de Paris, à mes premières années, à mon fantôme, à ces bois de Combourg dont j’étais si près par l’espace, si loin par le temps ; je retournais à mon pauvre malade : c’était un aveugle conduisant un aveugle.

Hélas ! un coup, une chute, une peine morale raviront à Homère, à Newton, à Bossuet, leur génie, et ces hommes divins, au lieu d’exciter une pitié profonde, un regret amer et éternel, pourraient être l’objet d’un sourire ! Beaucoup de personnes que j’ai connues et aimées ont vu se troubler leur raison auprès de moi, comme si je portais le germe de la contagion. Je ne m’explique le chef-d’œuvre de Cervantes et sa